C'est un roman-théâtre tragi-comique qui tente de restituer à chacun des personnages son humanité, son individualité, sa subjectivité, son droit d'être, de parler, de diluer sa langue dans le lait de sa mère. «Ecrire, c'est coudre ses blessures avec la pointe de son stylo», c'est ainsi que Karim Akouche qualifie l'acte, sans doute violent, de convertir le monde, ses réalités quotidiennes, ses peines, ses rêves, ses espoirs et ses frustrations en flots de mots, en flots d'émotion. Allah au pays des enfants perdus *, roman paru initialement au Canada aux Editions Dialogue Nord-Sud et dont l'édition algérienne vient d'être prise en charge par les Editions Frantz Fanon, est écrit dans cette veine car, en se faufilant dans les dédales d'une Algérie qui se cherche, il enseigne le bonheur de «coudre ses blessures», de faire de ses malheurs une raison de continuer à espérer, à se battre, à rêver. En effet, l'ambiance générale du roman est à la fois funèbre et festive. Funèbre, parce qu'elle charrie moult désespoirs, désillusions et désenchantements qui rongent la société algérienne, notamment sa jeunesse, de l'intérieur. Festive parce que, face au désenchantement qui se recycle, «les enfants perdus» se cherchent une bouée de sauvetage» en tournant leur réalité en dérision, en se moquant de leur vie, en réinventant le rire au bout de chacune de leurs angoisses, en se permettant les rêves les plus fous, quitte à se faire passer pour des dons Quichottes. A travers des scènes bouffonnes, burlesques et grotesques, Karim Akouche fait faire apprivoiser leurs destins à ses personnages. Ceux-ci, bien qu'ils aient chacun un destin et un chemin à part, se rejoignent dans leur façon de résister aux épreuves d'une vie faite de dénis, de privations, de frustrations et d'horizons bouchés. Un des personnages avoue, à l'âge de 50 ans, ne jamais avoir goûté aux lèvres d'une femme. Un autre déclare ne pas se reconnaître dans la «carte d'identité» que lui avaient délivrée les autorités de sa ville parce qu'il n'y trouve pas la «langue de sa mère». Un troisième se plaint que les islamistes aient incendié la Maison de jeunes, seul espace où se libère la verve de la jeunesse, par les islamistes sans que l'Etat n'ait bougé le petit doit. Bref, chacun des personnages a une raison de se sentir de trop sur Terre mais tout en continuant, comme des Sisyphes, à pousser le rocher, ils scrutent l'horizon. Ils le scrutent avec entêtement, même si, à mesure qu'ils s'en approchent, celui-ci s'éloigne. Car, dans l'Algérie, décrite dans le roman, surnommée à juste titre «l'Absurdistan» par l'auteur, rien ne marche et quand il arrive que quelque chose marche, c'est souvent sur la tête. «L'Algérie est une partie de dominos. Le peuple en est le double blanc: quand bien même il participe au jeu, sa voix n'est jamais prise en compte», fait dire Karim Akouche à un de ses personnages. Politiquement, Karim Akouche décrit, comme l'écrit Ernest Wilson, auteur et critique littéraire québécois, «une Algérie est tenaillée entre les galonnés et les barbus fondamentalistes, écrasée par la brutalité et la folie meurtrières». «De temps en temps, utilisant l'ironie, l'auteur nous amuse en faisant allusion à la fatalité historique, en annonçant dans une fine métaphore surréaliste que chaque peuple s'identifie à ses végétaux. Il estime que les désastres sociaux sont prédéterminés lorsqu'il reconnaît que bizarrement l'olive, le fruit le plus amer, est le plus répandu dans le pays», explique celui-ci. Côté trame, Allah au pays des enfants perdus raconte «les destins d'êtres attachants qui cherchent à quitter un pays absurde», gangrené par la corruption et l'islamisme. Seulement, ce n'est pas l'aventure du départ qui est racontée. Ce sont les raisons qui provoquent le départ, l'évolution psychologique du sentiment de déni et de privation, la révolte intérieure qui précède la rupture avec la terre natale qui y sont peints. Karim Akouche ne se substitue cependant pas à ses personnages. Il les met en scène, comme sur les planches du théâtre, et leur donne la parole pour se raconter. Allah au pays des enfants perdus est un roman-théâtre tragi-comique qui tente de restituer à chacun des personnages son humanité, son individualité, sa subjectivité, son droit d'être, de parler, de diluer sa langue dans le lait de sa mère. * Roman paru aux éditions Frantz Fanon, 550 DA