Et c'est toute la magie féerique de la Perse qui nous est restituée sous les doigts agiles du trio qui manie avec l'art et la manière toutes sortes d'instruments. A commencer par le zarb, la percussion iranienne par excellence... Avec une technique désormais bien maîtrisée du zarb et un savoir traditionnel amplement acquis, les Chemirani n'ont cessé de voyager de par le monde y compris en Occident où ils se produisent régulièrement pour propager leur art et faire découvrir aux autres leur musique traditionnelle persane. Présents à Alger depuis la semaine dernière, les deux frères Keyvan et Bijan ont exprimé leur entière solidarité avec les sinistrés de Bab El-Oued, mercredi dernier au TNA en jouant quelques pièces devant un public ravi. Les deux frères, l'aîné Keyvan et le cadet Bijan ont récidivé samedi, à l'initiative du CCF, en se produisant cette fois avec leur père «El Ustad» Jamchid, à la salle Ibn Zeydoun où une foule nombreuse s'était déplacée pour venir s'enivrer de leurs mélodies persanes. Quelle belle image que celle d'un père transmettant son savoir-faire à ses enfants. Un héritage musical lui-même hérité du maître Hassein Teherani (1911-1976). Il est presque 21 heures lorsque le trio fait son entrée accueilli par une salve d'applaudissements. Assis en tailleur sur de magnifiques tapis. A gauche le père, le maître de la dynastie des Chemirani, «El Ustad» Jamchid, Keyvan au milieu et à sa droite Bijan. Sans plus tarder, ils entameront le concert par La maison du thé ou Tchaikhané histoire de nous inviter courtoisement à pénétrer dans leur subtil univers musical. Là, Keyvan prend la parole pour saluer le public, ne manquant pas d'exprimer tout le plaisir qu'il «a ce soir d'être parmi nous» et de nous faire part de son séjour en Algérie... La suite, ce sera une déferlante d'images lyriques, une avalanche de sons harmoniques. Un langage musical complexe, basé sur la polyrythmie, à quatre, cinq, six, sept ou neuf temps, les mesures sont données par le père notamment, en tapant avec le dos et la paume de la main, l'une contre l'autre pour marquer le rythme. Mais que jouent-ils en fait? Du zarb! Un mot qui n'est pas loin de nous rappeler «Darb» du verbe frapper. Zarb signifie effectivement, en arabe, «frappe». Les Persans lui ont conféré l'acception de rythme, d'une mesure musicale ou tempo. Principale percussion iranienne, c'est un tambour à une face dont la caisse est en bois de mûrier ou de noyer. La membrane ou peau de chèvre recouvre la partie collée sur son pourtour. Initialement utilisé comme un instrument d'accompagnement dans la musique savante, c'est grâce au sage Hossein Teherani qu'il est, aujourd'hui, considéré comme un instrument soliste unique en son genre. A vous couper le souffle, leur musique l'est assurément, et c'est toute la magie féerique de la Perse qui nous est restituée sous les doigts habiles du trio qui manie avec art et intelligence des instruments plusieurs fois millénaires. De la poésie mystique persane du 12e et 13e siècles, ils s'inspireront pour composer leurs oeuvres musicales notamment Molla Nasr'din (titre qui figure sur leur dernier album intitulé tout simplement : Trio de zarb), «cet homme un peu sage, un peu fou, comme tout le monde», indique Keyvan. Ce dernier sera tout au long de la soirée, notre guide et aède qui nous conduira vers les sentiers battus de la spiritualité et de la transe persanes. Ce jeune homme de 33 ans, mathématicien de formation qui est déjà venu au printemps dernier avec l'ensemble Chants du monde de Jean-Marc Padovani, passe d'un instrument à l'autre avec une surprenante aisance. Qu'il s'agisse du udu, une cruche en terre utilisée en Orient et en Afrique, du bendir ou du riqq, deux percussions méditerranéennes. Idem pour le sémillant Bijan, ce virtuose qui manie non seulement le zarb mais aussi le daf iranien, ce tambour sur cadre muni de multiples anneaux métalliques. Un instrument appelé chez nous le «tar». D'un geste concis et rapide, le trio glisse ses doigts partout, tantôt sur la peau du zarb qu'ils frottent sur ses rainures, sa caisse, ou sur le bois qu'ils frappent avec «doigté». Des frappes tantôt au centre de la membrane (pour marquer le son grave) ou sur le bord (pour marquer le son aigu). Aussi de ce jet percutant et foisonnant de notes, le trio nous dévoilera ses «pulsations sonores» en produisant des effets mélodiques rendus possibles grâce aux diverses hauteurs du son... C'est donc, toute une palette de saveurs et de nuances rythmiques que nous dégusterons et ce, pendant près de 2 heures... Et le public à la fin de «chaque pièce» applaudissait chaleureusement pour exprimer son entière satisfaction et son enthousiasme quant à cette forme d'euphorie extatique que procure la musique du trio. Un public qui n'a eu de cesse du début à la fin du concert de le suivre attentivement, le regard constamment vissé sur ces doigts agiles. Stupéfait de la manière qu'ils ont de flirter avec les instruments. S'agissant du daf ou de la derbouka, ceux-ci ne sont toutefois pas si étrangers à notre culture, et font partie intégrante de nos moeurs musicales. Lentement mais sûrement, le rythme léger au départ s'accélère et prend des allures vertigineuses, libérant ainsi nos âmes pour nous transporter de plaisir vers des paysages enchanteurs. Une musique sauvage, incantatoire, nous fait penser aux mélodies lointaines des terres africaines, mais également aux rites spirituels des forêts amazoniennes. De l'Iran à l'Inde, il n'y a qu'un pas, qui est franchi allègrement. Ne dit-on pas que la musique n'a pas de frontières, à plus forte raison lorsqu'elle dégage des sensations pures, uniques... De ce zarb, si cher aux prunelles de Keyvan qui nous confiera: «On a failli me le voler un jour. J'ai dû courir après le voleur pour le récupérer». Les mains en feront jaillir des notes renversantes à vous couper le souffle et encore plus en présence de Rafik, Arezki et Karim, un à la derbouka, un au karkabou, et un autre au «tar», trois musiciens avec lesquels Keyvan et Bijan ont travaillé leur musique en résidence. Ils nous serviront un torrent de morceaux ensorcelants. Comme celui qui est un hommage, «une pensée pour les personnes disparues lors de la catastrophe», dit Keyvan avec émotion. Et c'est place alors à une intro-chaâbie, soutenue par la magie du karkabou. C'est un délire musical qui évoluera sous nos yeux éblouis par cette majestueuse cohésion, cette osmose qui liera nos instruments à ceux de là-bas. Un gnawi magistral qui ne laissera aucunement indifférent le public. Celui-ci d'emblée commencera par taper des mains pour suivre la cadence. Des phrasés mélodiques s'enchaîneront à une vitesse grand «V», en sus de l'improvisation digne d'un concert de jazz. Le père, Djamchid, revient au final, se joindre à toute la smala de musiciens dans un parfait exercice d'amitié et de fraternité. C'était-là, assurément, un beau spectacle. Après le CD, ce sont les Chemirani en live que nous avons eu le grand plaisir d'entendre en taquinant leur instrument favori zarb, udu, riqq... Nous, nous n'avions nullement besoin d'aspirine à la fin du concert, a fortiori tant la «nourriture» spirituelle que procure la musique nous est indispensable!