Avec le boeuf, c'est tout le village qui fait la fête Certaines personnes âgées affirment que l'apparition de ce phénomène remonte à la fin des années 1980. La crise économique qui a frappé le pays a contraint quelques citoyens à se passer du mouton. Depuis quelques jours, les marchés de la wilaya de Tizi-Ouzou s'animent du côté des marchands de moutons et autres animaux. La cadence s'accentue à mesure que le jour de l'Aïd approche. Le négoce se met en branle mais rien n'y fait; les prix ne baissent pas. Cependant, d'année en année, pour éviter le passage obligatoire par les vendeurs de moutons, le marché connaît un phénomène nouveau, mais qui s'installe de plus en plus largement. Les gens délaissent le mouton pour aller vers le boeuf. Pour un Aïd moins cher, il n'y a pas mieux qu'un boeuf acheté en groupe. Les villages s'animeront donc juste après la prière de l'Aïd. La place principale connaîtra le sacrifice d'un boeuf en groupe. C'est la mode en Kabylie. Des témoignages recueillis l'année dernière et même cette année démontrent si besoin est que ce phénomène s'élargit et fait apparaître une société dotée d'une grande capacité à s'adapter au temps, tout en évitant de s'écarter des lois religieuses qui l'ont façonnée depuis des siècles. Le boeuf en groupe, un phénomène né avec la crise économique de 1986. Un grand nombre de villages a désormais choisi de sacrifier un boeuf en groupe pour éviter le diktat des spéculateurs sur le prix du mouton. L'ambiance est joyeuse et les enfants sont heureux. La méthode a été initiée au début par des citoyens qui ont refusé de subir le diktat des spéculateurs. En voici quelques témoignages. «Je ne suis pas obligé de me courber devant les spéculateurs au marché. Si tout le monde était comme moi, ces gens vont aller jouer aux billes ailleurs. Je préfère ne pas sacrifier de mouton que me faire avoir par ces gens» tonne Ali, un père de famille qui a passé plusieurs années sans le sacrifice de l'Aïd. «Bien sûr, ça me fendait le coeur mais je ne pouvais pas me laisser faire. Chaque jour de l'Aïd, j'essaye de faire oublier cela à mes enfants, mais d'autres se la jouent plus riches, alors qu'ils sont dociles devant les spéculateurs. Ce sont eux qui ont contribué à faire monter le prix du mouton», ajoute-t-il. Certaines personnes âgées affirmaient que l'apparition de ce phénomène remonte à la fin des années 1980. La crise économique qui a frappé le pays a contraint quelques citoyens à se passer du mouton. «Je me rendais compte que je ne pouvais pas acheter un mouton. Puis, en discutant avec d'autres personnes, l'idée de sacrifier un boeuf en groupe est venue. Nous avons essayé et ça a marché», raconte un vieux retraité de l'Eniem d'Oued Aïssi. Avant la crise économique, aucune famille ne pouvait laisser passer l'Aïd sans sacrifier un mouton. «Moi, je me permettais d'acheter deux ou trois, la vieille passait son temps à les paître. Arrive l'Aïd, j'en en vends deux en laissant le troisième pour le Sacrifice. Je faisais ainsi le rituel gratuitement», raconte un autre vieux d'Iflissen. Un rituel de groupe conforme aux principes de la religion musulmane Comme par hasard, lors de nos discussions, nous découvrons que tous les citoyens sont soucieux du respect de l'aspect religieux du phénomène. Les jeunes comme les vieux, affirmaient avoir demandé à savoir si le Sacrifice de l'Aïd en groupe est conforme aux principes de la religion musulmane. «Je ne suis pas un érudit mais je crois savoir, selon un cheikh à qui j'ai demandé, que le Sacrifice en groupe est conforme aux principes de notre religion. Je ne me souviens pas des détails, mais je suis moralement tranquille car le rituel en groupe remplace celui du mouton», explique un autre père de famille rencontré au marché de Tala Athmane. Il était venu négocier un boeuf pour son village. «Si ce n'était pas licite du point de vue religieux, je n'aurais pas laissé mes enfants y aller.» En fait, la société kabyle a toujours été soucieuse du respect des principes islamiques. Ce qui ne l'a jamais empêché de développer un sens inouï d'adaptation aux nécessités de la vie quotidienne et des changements amenés par les siècles. «Oui, nous ne pouvions pas supporter d'être pris pour des moutons par des spéculateurs ignorants. On ne pouvait pas subir leurs caprices, alors que Dieu nous a dotés de cerveaux pour penser et réfléchir. Le jour de l'Aïd alors que le partage de la viande tire à sa fin, les villageois ne peuvent jamais se séparer sans la lecture de la Fatiha par le cheikh du village. Je ne me soucie pas des détails. Bien sûr je ne sais pas tout. Mais je crois savoir que la loi de notre religion impose un certain âge à la bête à sacrifier et la bonne santé. Je crois que le boeuf doit avoir plus de deux ans et le nombre de participants au groupe doit dépasser les sept, mais je vous répète je n'ai pas connaissance du détail. Il faut demander ça au cheikh.» Le Sacrifice en groupe, l'ennemi juré du téléphone et de Facebook. Ça dépeint plus de joie et de communion entre les familles. En effet, la pratique s'avère être l'ennemi juré des réseaux sociaux comme Facebook et le téléphone. En ces temps où la cellule familiale éclate en petits groupes. La communion devient de plus en plus rare. Ces dernières années, beaucoup recourent aux téléphone et SMS ou à Facebook pour souhaiter l'Aïd moubarak aux frères, oncles et autres. «Moi personnellement, je ne pouvais pas aller chez tous ces gens leur souhaiter un Aïd moubarak. Je préférais le SMS; mais maintenant, je rencontre tout le monde à la place du village. Vivement la communion. Le Sacrifice du boeuf est le meilleur moyen de lutter contre les modes superficiels et virtuels comme les SMS et Facebook», explique Amar, un enseignant. «C'est super, le sacrifice me permet de rencontrer tous les villageois. Le village kabyle donne l'impression d'être notre maison à tous. C'est vraiment formidable. Comme la Timechret, le Sacrifice de l'Aïd renforce l'égalité entre tous Comme la traditionnelle Timechret qui se tient dans tous les villages avant les premières pluies, ce sacrifice en groupe le jour de l'Aïd porte l'empreinte du souci d'égalité entre tous les membres de la société kabyle. «Oui, avec moins d'argent, tous les enfants du village sont heureux. Ils mangeront des parts égales et vont s'éclater ensemble sur la place. En effet, en Kabylie, le sens de l'égalité est toujours vivace avec ses qualités et ses défauts. Les villageois ont toujours le réflexe de penser au voisin. «Oui, nous ne pouvons pas être autre chose que Kabyles. Des jours, on se regarde avec jalousie et d'autres jours avec pitié mais, la nécessaire égalité s'impose dans la joie comme dans la tristesse et le deuil. Le jour de l'Aïd, le villageois regarde toujours vers son voisin. Et franchement, pouvez-vous me montrer meilleure manière de regarder vers son voisin que celle de partager avec lui une part égale en viande le jour de l'Aïd?» argumente un vieux du village qui s'apprête à sacrifier un boeuf au lieu des nombreux moutons. «Ce lundi, si tu rends visite à tous les villageois, tu verras dans leurs maisons la même viande et en mêmes quantités. C'est ça la vie en Kabylie», affirme un autre citoyen venu au marché avec un groupe de voisins acheter un boeuf. Le sacrifice en groupe, un moyen d'affronter les difficultés de la rentrée Dans ses pires moments, la Kabylie a toujours su se préserver et c'est en partie grâce à ce réflexe de groupe et ce souci d'égalité. Les villageois, sans discuter, acceptent de se joindre à l'initiative du groupe. L'objectif est connu de tous. Eviter la cherté du mouton. «Avec l'argent épargné en me joignant à ce groupe, j'ai acheté les affaires scolaires de mes enfants», témoigne Saïd, un maçon qui travaille chez des particuliers. En effet, le jour de l'Aïd, la fête est partagée par tous les villageois. La tendance est à l'expansion du phénomène. Rien ne vaut un boeuf moins cher et conforme aux principes de la religion musulmane. C'est aussi moins de gras dans les assiettes au grand bonheur de beaucoup de gens qui n'aiment pas le goût du mouton.