C'est sans doute un sujet que nous avons voulu aborder à l'occasion du 65e anniversaire de la mort de l'Imam Cheikh Abdelhamid Ben Badis. Cela paraît être insolite dans la mesure où traditionnellement, ce sont les questions identitaires et théologiques qui prennent le dessus. Afin de montrer un autre aspect de la réflexion d'Ibn Badis, à savoir comment il apprécie les problèmes politiques internationaux de son époque, j'ai choisi quelques articles parus dans le journal Echihab qui font de Ben Badis, non seulement un visionnaire mais surtout un fin connaisseur des événements qui ont façonné les relations internationales tant au plan diplomatique, économique que politique. Ce grand homme d'esprit ouvert a manifestement été inspiré des idées de tolérance et de réconciliation dans une période d'entre les deux guerres. Né en décembre 1889 à Constantine d'une famille tirant sa généalogie des Beni Sahadja, Ben Badis Abdelhamid avait eu un grand père Mekki qui fut un grand notable en 1864 et son père Mohamed Mostefa fut un membre influent au Conseil supérieur algérien. Après avoir appris le Coran à 13 ans, il eut comme maître cheikh Hamdane Lounici. Il étudia la théologie et les sciences sociales à la Zeïtouna en Tunisie de 1908 à 1912. Ben Badis avait beaucoup d'ambitions surtout de revenir à Constantine enseigner avec de nouvelles méthodes la langue arabe et les éléments de fiqh el islami. Il se rendit au Machrek arabe à l'occasion du pélerinage où il rencontra d'éminentes personnalités du mouvement réformiste. C'est là où il aiguisa sa conscience politique et culturelle face à l'apartheid du code de l'indigénat. Il aura durant toute sa vie à mener un combat multiforme contre toutes les tentatives de dépersonnalisation de la nation algérienne. Il se place comme un homme de grande envergure politique et diplomatique contre l'entreprise coloniale. Le plaçant à l'avant-garde de l'élite arabophone, il montra une nature réconciliatrice, un homme de rassemblement et de dialogue avec toutes les tendances de son association ainsi que dans le cadre du mouvement national de libération. Il fut un modèle salafiste ouvert. Il devient un combattant redoutable par sa plume et ses prêches contre toutes les déviances. En fondant en 1925, son journal El Moukend, puis Echiheb d'où l'on tire les plus grandes réflexions et positions de son temps. Dans Echiheb, Ben Badis mettra toute son énergie pour apporter les éclairages sur son temps. Au-delà des aspects théologiques, ce sont des questions d'ordre politique mais aussi diplomatique dont nous allons exposer quelques-unes parmi celles qui nous ont le plus intéressées. Cheikh Ben Badis et l'unité du Maghreb Dans la 9e partie du 13e volume du journal Echiheb de novembre 1937: Ramadan 1356 hégirien, le cheikh Ben Badis aborde la question maghrébine dans un texte intitulé «L'Afrique du Nord: comment y parvenir?» où il s'en prend à la puissance coloniale française présentant des propositions militant pour l'unité des quatre pays Tripoli, Tunisie, Algérie, Marrakech au présent et dans le futur. Il développe la communauté de destin de ces quatre pays et les valeurs sûres dans les principes intangibles qui les soutiennent. Cheikh Ben Badis et la place stratégique du Bassin méditerranéen En publiant un article sur Echiheb n°41 volume 15, juillet 1926, l'imam Ben Badis insiste sur la nécessité de voir dans la Méditerranée un lac où se confrontent les intérêts, non seulement des pays riverains, mais aussi ceux de l'Angleterre, considérant que la rive méditerranéenne est un véritable comptoir commercial. Et dans ce cas, il est expressément demandé de voir la nature des relations des pays limitrophes, notamment la libre circulation des flottes marines pour développer les relations commerciales inter-Etats. Il parlait déjà du canal de Suez, de Malta, du détroit de Gibraltar pensant à la nécessité de maintenir un équilibre en Méditerranée pour nous épargner toute confrontation des puissances. Ben Badis prônait déjà l'idée de la Méditerranée un lac de paix et de coopération. L'unité de la nation arabe et le point de vue du Cheikh Ben Badis A notre lecture du journal n° 11 volume 13, janvier 1938: Dhou El Kaâda 1356, Ben Badis réaffirme son idée de l'unité politique qui ne peut se faire qu'à condition que tous les pays arabes soient dégagés du joug colonial. Mais en contrepartie, Cheikh Ben Badis développe le concept de l'unité de la quawmya arabe et morale. La péninsule arabe et les convoitises anglo-françaises Dans le numéro 53 du journal Echiheb du 5 septembre 1925, Cheikh Abdelhamid Ben Badis s'exprime sur le Machrek qui s'appuie sur les moyens de l'Occident pour son développement et dans ce cadre, il met en garde contre la faiblesse des gouvernements arabes qui ne peuvent tirer de substance que si les dirigeants arabes du Machrek sont forts pour répartir avec justice les richesses et que le revenu profite à tous les enfants de la Oumma. Ben Badis révèle qu'il ne peut y avoir de prospérité dans la péninsule arabe face aux convoitises anglo-françaises dans un Etat d'ignorance et de misère. De ce fait, Ben Badis prémonitoirement considère que la coopération doit se faire sur la réciprocité d'intérêts et qu'il est possible d'avoir recours aux capitaux étrangers dans la mesure où ceux-ci servent la croissance économique et le développement harmonieux de la Oumma. Ben Badis et l'Europe Ceux qui ont eu à suivre et lire l'oeuvre de Ben Badis, il a été publié dans Echihab du 17 octobre 1928, sur la stabilité de l'Europe et l'équilibre des forces économiques et politiques. Ben Badis passe pour être précurseur de l'Union européenne où les intérêts de pays appartenant à l'aire européenne soient sauvegardés. La pensée prémonitoire de Ben Badis sur l'effondrement de l'Urss Dans le N° 47 du journal Echihab 7 Safer 1345 (16 août 1926), Ben Badis publie son article sous le titre: «la Russie en crise et le système soviétique en effondrement». Il évoque les déviances des Bolcherches notamment la marginalisation de Zinoviev, Trotski, etc. L'Urss sera confrontée à des problèmes internes et externes qui seront la cause de la déstabilisation et de son éclatement. Ben Badis tout en rejetant le tsarisme et le communisme, préconise la démocratie comme voie sûre à la renaissance de la Russie. Ben Badis et la crise de la dette franco-américaine On peut également relever dans le n° 43 du journal Echihab du 23 Moharem 1345 du 02 août 1926, que Ben Badis développe une réflexion financière et se place comme le défenseur du franc français pensant que sa dévaluation touche beaucoup plus le peuple algérien que le peuple français. Ben Badis se présente comme expert dans le règlement de la dette française à l'égard des Américains. Aussi, dans l'article publié sous le titre «Dettes américaines et traité de Washington», Ben Badis milite pour la cause des pays endettés et soutient l'idée d'un arrangement franco-américain. Vision diplomatique du rapprochement nippo-turque Ben Badis avait écrit dans Echihab du 27 septembre 1926 «Rapprochement nippo-turque» à l'occasion de la visite du commandant de la flotte nippone dans les eaux turques, cette alliance est motivée par la communauté d'intérêts des deux grandes nations ottomane et japonaise au plan économique et politique. Ben Badis a analysé en fin diplomate ce rapprochement stratégique dans la région. Vision Ben Badis du rapprochement germano-français Nous lisons également le point de vue de Ben Badis dans le n° 50 du 18 Safer 1345 (26 août 1926), un article intitulé «rapprochement germano-français» où il fait état d'une vision prémonitoire sur la coopération franco-allemande et la place stratégique de ces deux pays dans la construction de l'Europe. Ben Badis se fait l'apologiste d'une telle alliance contre les Anglais pour la paix dans le continent européen. Point de vue de Ben Badis sur le Traité hispano-italien Cheikh Ben Badis avait analysé en diplomate averti ce traité dans l'article paru sous le n° 49 du 10 Safer 1345 (23 août 1926) considérant comme étant l'un des événements les plus importants de son temps, parce que touchant à l'équilibre des forces en Méditerranée contre toute tentative belliqueuse des Anglais, y compris contre les pays du Maghreb. Ben Badis et la question palestinienne Ben Badis s'est toujours exprimé sur la question palestinienne et la spoliation des terres palestiniennes par le sionisme. La responsabilité de la persécution des Juifs est d'essence européenne et non arabe. Il se dresse contre les Anglais d'avoir laisser s'installer sur la terre arabe, l'Etat d'Israël et surtout d'avoir entaché les Lieux Saints d'El-Qods, notamment dans son article n°06 du 1er Jumad 1357 (14 Août 1938). On peut dire au travers de ces quelques positions internationales que Cheikh Ben Badis fut un fin diplomate et sut de son temps apporter tous les éclairages sur la reconsidération des relations inter-Etats. Ben Badis se place comme penseur, journaliste et connaissant les dossiers chauds de la diplomatie de son époque. Il faut dire que Ben Badis s'inscrivait dans une perspective de prospective et assez souvent, traite des questions internationales. Il fut un penseur de la diplomatie active et militante qu'entreprendront des diplomates de la Révolution de 1954. Voilà donc un des volets de cette intense activité de l'Imam Ben Badis que nous avons essayé de porter au public au-delà de l'homme de culte et de pensée islamique. Il est indéniable enfin, que cette figure emblématique du Mouvement national et l'un des plus illustres penseurs de l'Algérie contemporaine, ait su analyser les faits de l'histoire évènementielle et en situer les enjeux internationaux sans jamais perdre de vue son ancrage dans l'algérianité et les combats de résistance anticoloniale par la plume et l'action. Le message badissien demeure d'actualité pour les générations qui sauront sans nul doute s'en inspirer dans le vaste mouvement des idées qui agitent ce siècle de la mondialisation.