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«Des malades qui nous ressemblent»
ENTRETIEN AVEC LE REALISATEUR MALEK BENSMAIL
Publié dans L'Expression le 22 - 06 - 2005

Questionner la société algérienne pour comprendre ses maux est le propos de ce réalisateur, fils de psychiatre.
Présent tout récemment à la 3e rencontre cinématographique de Béjaïa (12 au 17 juin) où il a présenté son documentaire Aliénations, Malek Bensmaïl développe à travers ses films, des projets essentiellement autour de la relation Orient-Occident, des rapports Nord-Sud et de la confrontation modernité-tradition. A son actif, plusieurs films dont Algérie, (s) Plaisirs d'eau, Démokratica et Algérian TV Show, Des vacances malgré tout, Boudiaf, un espoir assassiné et Le grand jeu, notamment un film sur la présidentielle de 2004. Diplômé en France après des études en cinéma, le réalisateur s'attache avec sa caméra à comprendre les mécanismes qui ont conduit la population algérienne à souffrir d'une crise identitaire sans précédent et ce, depuis l'indépendance à nos jours...
L'Expression: Votre père est psychiatre. Est-ce la raison qui vous a poussé à réaliser un film sur les aliénés?
Malek Bensmaïl: Ce n'est pas suffisant. Cela a donné l'envie de faire un film là-dessus. Mais comment approcher la maladie mentale et faut-il faire un films sur ce sujet? Des questions que je me posais. Ce qui me paraissait le plus important est de questionner la société algérienne en faisant des films avec des thèmes différents sur des gens différents. Je trouvais cela possible grâce à la psychiatrie car à travers le prisme de la folie, on est arrivé à décrypter les maux d'une société. Je trouvais cela, du coup, très intéressant car en ayant choisi un certain nombre de malades qui nous ressemblent, c'est-à-dire sans grande pathologie, des gens comme nous tous, mais qui, à un moment, parce qu'il y a une pression due à des problèmes économiques, familiaux..., peuvent avoir ce qu'appellent les psychiatres «une décompensation» et se retrouvent aux urgences. J'ai trouvé cela intéressant parce que du coup, cela donnait à travers les consultations, des images de tous les prismes des maux d'une société. Dans ce film-là, on parle en effet des conditions de la femme, de l'injustice, du vote... Le film a été fait de façon à refléter tous les soucis que l'on a tous, mais qui sont additionnés. Ce n'est pas un film sur la psychiatrie, à proprement parler. Je rend hommage à mon père, parce que c'est grâce à lui que le film a pu être réalisé. Ce n'est pas un film médical.
On comprend que la maladie mentale ne soit qu'un prétexte pour parler des maux de la société...
C'est un prétexte pour un cinéaste et une réalité pour ceux qui la vivent. C'est valable aussi par exemple pour les prisonniers pour comprendre pourquoi ils sont en prison... Je ne suis pas le seul à le faire peut-être en Algérie, mais beaucoup de cinéastes se préoccupent dans le monde entier de leur pays, en allant voir ce qui passe dans une prison, dans un tribunal, et cela m'intéresse, car je crois que ça crée véritablement pour notre génération déjà et nos enfants qui vont grandir, une banque de données de films des évènements durant les années 1990, 2000, 2005 et cela permettra de comprendre l'évolution de la société algérienne. On parle beaucoup de la révolution algérienne mais ce n'est pas suffisant, il faut comprendre ce qu'on est en train de vivre. Mes films remontent aux événements de 1988 et tendent à comprendre cette cassure. Un beau projet que j'aimerai mettre en place, est l'éducation et le fait de savoir ce qui se passe au sein d'une école, par exemple: l'éducation! C'est ce qui forge nos mentalités. Finalement, ce que je veux construire c'est une identité et comprendre l'identité algérienne. Dans Aliénations, on voit par exemple, que l'Algérien se cherche sans arrêt. L'Algérie est un des rares pays où il y a une crise identitaire très poussée. Chercher cette identité se fait à travers mes films, et si Dieu me prête vie, je ferais le maximum de films qui donneront peut-être à nos jeunes à se construire. Aliénations veut dire avoir le pouvoir sur quelqu'un et pouvoir le dominer. Nous l'avons connu pendant la révolution, mais après, il y a eu d'autres choses. Qu'a-t-on fait après avoir arraché l'indépendance? Tout ceci fait partie d'une certaine aliénation qui perdure, notamment avec l'idée de la religion qu'on a politisée. Tout cela fait partie d'une aliénation collective que l'on subit depuis longtemps.
Lors du débat, après la projection, un spectateur a affirmé que derrière chaque film se cache un message, et sachant que le vôtre est truffé de propos religieux et politiques, quel serait donc ce message s'il y en a un?
Non, ce n'est pas volontaire, ce qu'on m'a donné, je l'ai pris. En fait, je ne me suis même pas rendu compte, mais en prenant de la distance, quand on a vu les images, on se rend compte que les gens sont comme ça et ils ne parlent que de ça, on parle très vite politique. C'est bien, cela veut dire que la population est plus intelligente. Après, les malades mentaux amènent peut-être une poésie, une lucidité exacerbée, une fragilité des choses qui sont peut-être plus belles et que nous, on formulera différemment. Le religieux est très important et l'espace politique est très présent. Cela est dû aussi à toutes les idéologies qu'on a vécues, politiques ou religieuses, contrairement à nos pays voisins, car ce qui s'est passé est que la colonisation n'a pas été la même qu'en Tunisie et au Maroc. Ce qui fait qu'il n'y a pas eu cette cassure pendant la colonisation. Et les gens parlaient arabe normalement et la religion faisait partie intégrante de leur société sans qu'elle soit manipulée. Chez nous, il y a eu très vite cette quête identitaire et les pouvoirs ont utilisé cette fragilité de départ pour casser un certain nombre de choses. Tous mes films abordent de façon frontale la question de la langue, que ce soit dans Aliénations ou dans le film sur les élections algériennes, à savoir Le grand jeu. Aliénations me paraît intéressant parce que les personnes sont excellentes. Ils parleront très vite du fond du problème, de choses très intimes, le rapport à la mère, l'étouffement etc. et ceci quand on avance dans le film et qu'on va vers la fin, vers la réalité du problème majeur. Mais au départ, nous avons habitué l'Algérien à renvoyer ses problèmes sur la collectivité. Le jour où on comprendra que l'Algérien est un individu, et non pas uniquement un collectif, on sera gagnant. Il doit prendre conscience de son libre-arbitre. Plutôt que de voir des malades mentaux en train de se battre, ce qui est un regard de isme sur la souffrance mentale, j'ai pris des gens qui étaient conscients véritablement qu'on les filmait pour une histoire de témoignage de leur vie.
Quel regard portaient-ils sur ce film?
Pendant le tournage, la caméra a été un peu thérapeutique, un élément déclencheur. Ils voulaient que je montre le film au monde entier ainsi que leurs souffrances au sein d'un hôpital, malgré leurs bonnes relations avec leur médecin. C'est cela, la base de mon film. Une fois que je leur ai montré ces images, ils en étaient confrontés et ont beaucoup ri. Ils faut absolument respecter la personne qui est devant toi. Il faut aimer même ton ennemi. Si tu ne l'aimes pas, le film ne sera pas bon. Aimer veut dire donner de l'attention à l'autre et du temps. Le documentaire, c'est un regard et beaucoup de patience.
Le milieu psychiatrique est très angoissant. Comment y fait-on face?
Sans un père psychiatre, je n'aurai pas pu les intégrer facilement. J'en aurai eu peur. Il y a eu de petites choses qui ont fait que j'étais plus proche de cet univers.
Des projets liés à ce film?
La version du film d'une 1h45 minutes qui est sortie en France, sera programmée en Algérie, au mois de novembre, avec un certain nombre de films. Le film a été sélectionné dans beaucoup de festivals internationaux et a reçu plusieurs prix. Il a été diffusé sur la chaîne arabe Arabia, sur France 5 et une chaîne suisse. Il a eu une très bonne réception de la part du public occidental qui aurait pu ne pas le comprendre, il l'a trouvé complètement universel. Les personnages étaient tellement émouvants que cela a dépassé l'Algérie. Le film a reçu le grand prix du documentaire à Shanghai, en Chine. Comme quoi, les films peuvent voyager et dépasser les frontières. Le rapport à l'image est un rapport démocratique. Si ce genre de film est vu à la télé, cela voudra dire que nous avons fait un grand pas démocratique. Ceci est le thermomètre de la démocratie. Le directeur de la télévision algérienne a primé ce film, mais à travers un festival en Italie, où il était le président de la Copeam. Le système n'est pas encore prêt. L'effet de miroir sur sa propre société peut faire peur au système. En quoi ces films peuvent-ils gêner? Je suis sûr du contraire, eu égard à l'impression positive du public. Cela prouve qu'il s'y est identifié et qu'il s' est retrouvé dedans!


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