De profondes mutations ont touché l'organisation depuis le 11 septembre. En moins de quatre années, l'organisation Al Qaîda a complètement transformé ses structures internes, son mode opératoire, ses cibles et objectifs, et ses relais dans le monde. Le jour du 11 septembre, la direction d'Al Qaîda siégeait à Kandahar et Kaboul, d'où elle dirigeait ses troupes, lesquelles s'entraînaient à Hérat, Khost et Tora Bora. Les chefs avaient pour nom Ben Laden, Al-Zawahiri, Abou el-Farâdj el-Libye, Abou Hafs el-Misri, Abou el-Ghaïth, Abou Zoubeïda, Ramzi ibn Al-Sheïba, Omar el-Farouk, Abdel Rahim Al-Nachiri, Ali Qaêd Sunian Al-Harithi, etc. Aujourd'hui Al Qaîda ne ressemble que de très très loin à cette secte millénariste. Des mutations ont été opérées et des changements radicaux sont venus faire de l'organisation militaire qui était physiquement présente en Afghanistan et délimitée par les frontières afghanes, une entité insaisissable, aux contours invisibles, qui selon un récent rapport du département d'Etat américain, se trouve aujourd'hui présente dans au moins 60 pays dans le monde. En fait, la mort de certains chefs d'Al Qaîda a été une bénédiction pour l'organisation qui a vu la naissance et la prolifération d'une quantité d'autres chefs, tous désireux de faire oublier les leaders charismatiques par des coups d'éclat d'envergure. L'un des premiers grands chefs à tomber a été Mohamed Abdelaziz el-Gauhari, plus connu sous le nom de Mohamed Attef, ou sous son nom de guerre, Abou Hafs el-Misri. Il était le n°3 après Ben Laden et Zawahiri, et les services secrets égyptiens confirment qu'il avait été tué dans les bombardements américains de Tora-Bora, en fin 2001. Il était le chef militaire et le premier décideur des actes de violence à commettre. En mars 2002, Abou Zoubeïda est arrêté au Pakistan et remis aux autorités américaines. Il était le responsable des opérations extérieures et du recrutement. Le 5 juin Ramzi Ben Al-Sheïba est arrêté et remis aux Américains, qui le maintiennent, depuis, dans un lieu secret. Il était un des coordinateurs des attentats du 11/9. Abdel-Rahim Al-Nahiri, responsable des opérations pour le Golfe, est arrêté aux Emirats arabes unis. Al-Harthi, un des responsables de l'opération contre le destroyer américain USS Cole, est tué dans un raid lancé par la CIA dans la province yéménite de Maâreb. Abdelaziz el-Moqrin, chef d'Al Qaîda pour l'Arabie Saoudite est tué par la police locale à Riyad, au début de l'été 2004. Mais ce n'est pas tant la mort des chefs qui gêne Al Qaîda, mais bien la capture des anciens soldats de l'organisation, arrêtés et emprisonnés dans la base militaire de Guantanamo Bay, à Cuba. Il fallait vite parer au plus urgent et changer tout sous la menace d'éventuels aveux arrachés aux anciens hommes de Ben Laden. Ce fut fait en moins de deux mois. Après la chute des Talibans, l'armée américaine trouve toutes les caches vides, les camps militaires d'entraînement abandonnés et les résidences des chefs ouvertes au vent. A partir de la fin 2002, on assiste à une nouvelle Al Qaîda. La décision est décentralisée : C'est une nouvelle donne majeure. Et désormais, il n'est plus exigé de passer par Kaboul et faire allégeance à Ben Laden pour être « accrédité » et inféodé à Al Qaîda. Devient groupe d'Al Qaîda qui veut. La seule condition est de démontrer son efficacité sur le terrain. Dans l'invasion américaine contre les talibans, Al Qaîda avait perdu un régime ami, un appui politique solide, une terre d'islam, car Ben Laden considérait que «pour le djihad, il n'y avait que deux territoires libérés: la Tchétchènie et l'Afghanistan», mais Al Qaîda avait aussi perdu une partie de ses troupes, des bases, des dépôts d'armes, des centres de commandement, des unités de combat. Le changement devait rapidement chambouler les trois structures existantes: la direction, l'organisation militaire et l'infrastructure terroriste. La brigade 055, l'unité d'élite d'Al Qaîda, avait été détruite. L'organisation avait les moyens de remettre sur pied une unité semblable en six mois seulement, mais ne l'a pas fait. Désormais, il fallait travailler «hors norme», c'est-à-dire dans les pays mêmes que l'on veut attaquer. Cette théorie se vérifie sur la personne de Mohamed Atta, un des principaux auteurs des attaques du 11/9: c'était un homme de belle allure, très bien intégré dans la société américaine, instruit et séduisant. Sous ce profil, se cachait le combattant aguerri, préparé psychologiquement et forci par la foi dans sa cause: le djihad. Ce sera le choix fait pour l'avenir. L'invasion de l'Irak donne une nouvelle impulsion à Al Qaîda. Sur le plan idéologique, elle trouve dans la guerre contre l'Irak tous les arguments de son djihad. Coran et hadiths à l'appui, elle multiplie les messages, les prêches, les communiqués et les enregistrements vidéo. Les sites internet djihadistes affiliés ou proches d'Al Qaîda prolifèrent sur la Toile. On en compte près de deux cents, accessibles à tous, et rédigés dans les principales langues du monde. L'idéologie millénariste du groupe trouve le ton juste, l'argument concret et la détresse des musulmans pour passer d'un stade théologique à un autre politique, réel et convaincant. En matière de communication, Al Qaîda utilise essentiellement des courriers humains et des messages e-mails codés, utilisant des logiciels de brouillage en usage dans les milieux d'affaires et disponibles dans le commerce. Selon l'universitaire srilankais, Rohan Kumar Gunaratna, considéré à juste titre comme un des meilleurs spécialistes d'Al Qaîda, «les services de renseignement britanniques ou la National Security Agency (NSA) aux Etats-Unis sont incapables de casser les codes et de lire ces e-mails». En Grande-Bretagne, moins de 5% des communications d'Al Qaîda sont interceptées. Le réseau de communication du groupe reste intact et opérationnel. Concernant les finances, ce ne sont pas les 120 millions gelés en Europe et en Amérique du Nord qui vont perturber l'action d'Al Qaîda. Les dons proviennent de partout, des mosquées, des organisations charitables, des riches, des hommes d'affaires, et les investissements dans l'or, les pierres précieuses, l'immobilier et l'industrie du papier sont invérifiables, malgré les enquêtes menées en Europe et dans les pays arabes, sur injonction de Washington. Pour la plupart des centres de recherches stratégiques, Al Qaîda constitue un cas unique dans l'histoire moderne des organisations armées. C'est, en fait, le premier groupe terroriste multinational de l'Histoire. Constitué à l'origine par des Saoudiens, des Egyptiens, des Yéménites, des Algériens (Kari Saïd), etc., elle a regroupé jusqu'à 60 nationalités différentes et était présente à un moment ou à un autre dans 94 pays différents. «Réseau des réseaux» ou «organisation des organisations», elle recourt à la haute technicité, à la technologie de pointe et à la recherche de l'innovation. Al Qaîda reste encore à la pointe des techniques du terrorisme, et Gunaratna considère que c'est le seul groupe qui ait manifesté un intérêt constant pour les armes biologiques, bactériologiques et nucléaires, et qui ait les moyens de les obtenir, de les développer, de les utiliser. Mais voilà, enfin, la plus grande force d'Al Qaîda: c'est une organisation qui peut survivre à la mort de son chef, Oussama Ben Laden. D'ailleurs, aujourd'hui, il ne dirige plus et s'est complètement effacé au profit de jeunes leaders de la trempe d'Abou Mossaâb Ez-Zarkaoui. L'idéologie qu'il a mise au point s'appuie sur des textes sacrés et interpelle directement 1,2 milliard de musulmans dans le monde. Il ne représente pas un clergé, mais une voix qui s'exprime. A partir de là, tout le monde peut agir et se revendiquer d'Al Qaîda. L'organisation-mère est devenue un label, une marque de fabrique, et partout dans le vaste univers arabo-musulman, on peut devenir «concessionnaire» d'Al Qaîda, son revendeur, sa filiale, son dépôt ou son représentant. L'important c'est d'exporter sa stratégie, de créer partout ses mosquées et de diffuser ses messages. «Pilier de la guerre sainte» en 2001, Al Qaîda reste encore aujourd'hui le fer de lance du djihad, mais est concurrencée par une foule d'autres groupes islamistes, qui, plus jeunes, plus audacieux, commencent à lui faire de l'ombre. Il est inutile de vous dire que moins de 2 % de ceux qui dirigent les opérations en Irak, en Egypte, en Tchétchénie, aux Philippines et ailleurs sont passés par les camps d'entraînement d'Afghanistan. Nous assistons à des groupes islamistes qui font la guerre aux Etats-Unis, à la Grande-Bretagne et à leurs alliés arabes en se substituant aux Etats. Et ces groupes-Etats font échec aux Etats-Unis. C'est une donne essentielle. Les jeunes recrues d'Al Qaîda en Arabie Saoudite l'ont été par Internet et le chef de l'organisation tué en juin 2004 à Riyad, Abdelaziz El-Moqrin, n'a jamais rencontré ni vu Ben Laden. Tout se fait sur le web. La seule présence, du Gspc dans la bande du Sahel a poussé les Etats-Unis à coopérer avec huit pays sahélo-sahariens pour contrecarrer la menace. Sous nos yeux, se déroule déjà la nouvelle carte des guerres politiques à venir: groupes-Etats contre superpuissances. Il est inutile de rajouter que personne ne vous dira jamais combien va durer ce genre de guerre ni qui, réellement, se profile derrière.