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L'autre regard des événements
RETOUR SUR LA REVOLTE DU 5 OCTOBRE 1988
Publié dans L'Expression le 07 - 10 - 2018


«Ce n'est qu'un chahut de gamins»
«Pour ceux qui savent, qu'ils se souviennent, ceux qui ne savent pas, qu'ils apprennent.»
Le processus de l'aboutissement aux évènements du 5 Octobre 1988 trouve racines dans un certain nombre de faits antérieurs. Parmi ces derniers, un élément marquant de l'histoire a retenu mon attention. Cette donne issue de ma traversée consulaire peut servir demain aux historiens à expliquer, à comprendre le déclenchement des évènements du 5 Octobre 1988, du moins dénicher la responsabilité des «politiques» dans cette affaire car le 5 Octobre 1988 ne s'est pas déclenché fortuitement ce matin-là. Il a été bel et bien préparé, étudié minutieusement non pas au service des revendications légitimes socio-économiques de la jeunesse mais à un dessein machiavélique dont l'élément «coulée de sang» des jeunes naïfs et crédules importe peu. Le but de cette contribution est de tenir informée l'opinion, notamment la jeunesse. Puisse cette information servir demain à l'écriture de l'Histoire ou constituer un élément appréciable dans le cadre de recherches pour être versée dans le coffre du patrimoine historique national.
En avril 1988, en plein Ramadhan, l'ensemble des consuls d'Algérie ont été conviés à un séminaire organisé par la hiérarchie. Assistaient également les responsables de l'Amicale des Algériens à l'étranger, structure certes associative mais néanmoins prolongement du parti unique FLN en France particulièrement. J'ai été désigné pour représenter le consulat d'Aubervilliers. Cette désignation m'a permis de participer à cette rencontre consulats-hiérarchie. Ce séminaire a été présidé conjointement par le ministre des Affaires étrangères et le responsable de l'appareil du parti unique FLN. En l'absence de ces deux hauts responsables de l'Etat et du parti, le secrétaire général du département ministériel présidait les débats. Il sera d'ailleurs, chef de gouvernement, lors de l'étape cruciale transitoire qui suivra par la suite dans l'histoire tourmentée du pays. Durant la seconde journée, une information discrète, a priori, elle ne semblait concerner que le personnel du corps consulaire. Elle a circulé discrètement invitant les consuls à être présents le lendemain matin à 9 h précises, alors qu'en plénière, avant de clôturer la séance, le secrétaire général a précisément souligné que la réunion de demain matin s'ouvrira à 10 h.
Le ministre des Affaires étrangères était le seul présent à ce début de cette fameuse matinée du second jour de ce séminaire consulaire. Le responsable de l'appareil du parti unique FLN se présentera comme convenu à 10h, suivi de son personnel représentatif à l'étranger.
Ainsi, le ministre des Affaires étrangères interpella les responsables consulaires par une question à la fois surprenante et inattendue: «Si demain, le politique décide d'instaurer le multipartisme en Algérie, quelle serait d'après vous, la réaction de nos compatriotes vivant à l'étranger?» Cette question inattendue pour des responsables qui sont surtout des gestionnaires administratifs ne méritait néanmoins pas une longue réflexion. Beaucoup d'entre eux s'abstenaient de penser «politiquement», plus soucieux de pouvoir végéter le plus longtemps possible en poste à l'étranger. Tout de même, un seul, spontanément, faut-il le souligner, officier de l'ALN, originaire de Blida, connu pour son franc-parler, consul d'Algérie en France, se leva pour répondre à son ministre d'une manière directe et sans détour avec une franchise qui laissa perplexe ses collègues. La surprise était générale, enveloppée d'une épaisse couverture de silence, si on tient compte de l'attitude qui était unanimement la leur: «L'abstention totale en matière de pensée purement politique», (il sera désigné en qualité d'ambassadeur en Amérique latine dans le ballet diplomatique qui suivra. Il s'exclama par la réflexion suivante: «Mais la communauté algérienne à l'étranger est déjà préparée mentalement et psychologiquement à une telle situation. Elle souhaite et appelle de tous ses voeux l'instauration du multipartisme à même d'asseoir une démocratie.» Je me souviendrai toujours, le ministre a évoqué seulement l'instauration du multipartisme, mais le mot démocratie a été prononcé par le consul d'Algérie en France. Cette réponse comme la question a brutalement investi l'atmosphère. Un silence pesant s'empara de la salle et les insistances du ministre pour connaître les réactions de ses sujets ne furent que vaines jusqu'à ce que les responsables de l'Amicale à l'étranger investissent à leur tour la salle de réunion. Durant les travaux de ce séminaire consulaire qui a duré trois jours consécutifs, le responsable de l'appareil du parti unique FLN n'a jamais pris la parole. L'air grave, le visage crispé, donnant l'impression d'être mal à l'aise, il n'a jamais bougé, comme s'il était cloué à sa chaise. Dès l'installation des membres de l'Amicale et sans demander la parole comme prévu, le vice-président de l'Amicale, en présence de son président qui se fera plus tard connaître par sa fameuse formule «Ce n'est qu'un chahut de gamins», fit une remarquable intervention militante avec un courage politique, pour le moins inhabituel pour les bureaucrates présents. Il condamna et dénonça vigoureusement, notamment le comportement quant au déroulement du séminaire, surtout le fait que les consuls se sontretrouvés une heure plus tôt, avant l'arrivée des Responsables du parti, alors que la séance d'ouverture a été prévue à 10h comme si les cadres de l'Etat et du Parti ne servent pas le même pays, comme s'il y avait deux Algérie, «la nôtre et la vôtre» qu'il répéta à plusieurs reprises. A l'issue de cette intervention musclée, la salle fut plongée dans un silence qui donnait l'impression de s'éterniser. Le ministre des Affaires étrangères tout en fixant le responsable du Parti FLN, se leva et se retourna vers le secrétaire général et l'invita à poursuivre les travaux. Les deux hauts responsables politiques quittent les lieux. Aucun commentaire ou réaction à cette situation pour le moins explosive ne sera prononcé et les travaux furent poursuivis comme si de rien ne s'était passé. Mais nous n'étions pas à une première surprise. Une seconde, déconcertante, nous attendait à l'aéroport Houari Boumediene au moment de notre départ vers nos destinations respectives.
A l'issue, de ce séminaire, la majorité des responsables, aussi bien de l'Etat que du parti était au rendez-vous à l'aéroport Houari Boumediene pour s'envoler chacun vers sa destination qui était la sienne. La majorité était concernée par la capitale française. Le vol sur Paris était prévu à 10 h, heure locale. Nous étions tous présents aux environs de 8h 30mn. Toutes les formalités de police ont été accomplies. Les passagers ont quitté la salle d'embarquement pour la zone «internationale». Puis, ils ont rejoint l'appareil. Après la reconnaissance des bagages, ils se sont installés dans l'avion et attendaient le décollage, lorsque, soudain, le pilote, après une altercation avec ses collègues de la compagnie, décida brusquement d'abandonner l'appareil. Il quitta les lieux à la surprise générale, un cartable à la main. Nous sommes restés cloués dans nos sièges pendant plus d'une demi-heure sans la moindre explication. De temps à autre, quelques passagers s'aventuraient à jeter un oeil en dehors de l'avion. Ils revenaient ahuris, appuyés de la réflexion suivante: «On est abandonné à notre triste sort.» Dans cette atmosphère d'anarchie, je me suis laissé à supposer: «Si c'était un bus, et il y a toujours quelqu'un parmi nous qui pouvait le conduire, on se serait passé du conducteur, mais malheureusement, ce n'est pas le cas. Il n'y a aucune autorité étatique autour de l'avion, ni police ni douane ni personnel de la compagnie au sein de l'appareil ou au sol. Les passagers ne savaient pas quoi faire. Puis, soudain, deux bus sont arrivés avec des préposés de la compagnie aérienne. Ils nous ont invités à descendre et de monter dans les bus. On est revenu dans une salle d'embarquement. Puis, on s'est vu refouler vers le hall de la zone internationale, parce qu'a priori, ils ont eu besoin de la salle d'embarquement pour d'autres passagers vers une autre destination. Une infime minorité a essayé de refuser de quitter la salle, mais elle a vite été contrainte de s'exécuter devant la désolidarisation du reste des passagers. Aucune explication n'a été fournie sur le déroulement des évènements. C'est une personne dont on ignore la qualité qui a glissé à un passager pris en sympathie, que le pilote avait quitté les lieux. Il a refusé de piloter. La compagnie était à la recherche d'un autre pilote de remplacement. Le vol parisien était prévu à 10 heures. Ce n'est finalement que vers 15 h de l'après-midi que la compagnie aérienne a pu dénicher un pilote pour assurer ce vol vers sa destination. Commentant ce fait, un vieil homme, certainement émigré, sûrement militant de la première heure de la lutte libératrice, rompu aux événements inattendus et inhabituels me fit cette confidence: «Tu vois mon frère, quand on voit de tels faits se produire comme si ce bateau (allusion à l'Algérie) était sans maître. Quelque chose de dangereux se trame. Un tournant décisif est en train d'être opéré dans notre histoire auquel nous ne sommes sûrement pas préparés. Ce virage sera fatal pour le pays». En noircissant le papier par cet évènement, j'ai le profond regret de n'avoir pas pris soin de demander à ce compatriote son identité. L'avion a finalement décollé vers 19h et son arrivée à Paris vers 21h 30mn. Nos familles respectives d'Alger et Paris n'ont jamais été informées de cette malheureuse et inattendue aventure, malgré l'inquiétude évidente.
Il a été dit que le fameux discours du président de la République du 19 septembre 1988 serait à l'origine du déclenchement des évènements du 5 Octobre 1988. Probablement, mais il ne fut qu'un élément parmi un ensemble. Je dirais même insignifiant. Quoi que l'on dise, les faits ci-dessus décrits démontrent si besoin est, qu'un clan a bousculé les choses établies pour aboutir à une situation permettant de pouvoir écouler et justifier la masse d'argent accumulée à travers des décennies par l'instauration d'un système capitaliste sauvage pendant que d'autres pensaient arriver à assouvir leur soif du pouvoir pour la haute magistrature. Dans cette affaire comme toujours, c'est cette jeunesse qui fut dupée. Elle a payé la facture de desseins qui ne la concernait pas et ne servaient en aucune manière son destin, son devenir.


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