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Lorsque Bachtarzi racontait les Mouloudiates
MAWLID ENNABAOUI ECHARIF
Publié dans L'Expression le 22 - 11 - 2018

Contrairement aux idées reçues, des preuves sont données ici sur le fait avéré qu'il n'y a donc point d'incompatibilité entre la pratique religieuse et la musique.
C'était la mort dans l'âme que l'un des plus prestigieux ténors d'Alger se remémorait la merveilleuse période des débuts du siècle dernier qui coïncida d'ailleurs avec le raffermissement du sentiment national. C'était certainement pour faire voler en éclats une fatalité par trop pesante que Mahieddine Bachetarzi avait pris l'heureuse initiative de donner, à chaque fois que l'occasion se présentait, une série de conférences.
Résolument engagé contre la culture de l'oubli, il égrenait ses précieux et déterminants souvenirs, vécus comme témoin ou auditeur. Pourtant, soulignait-il non sans admiration, il n'y avait à l'époque ni conservatoires ni salles de concerts, à plus forte raison la radio, la télévision ou les moyens d'enregistrement à l'honneur aujourd'hui.
Invoquant les souvenirs de vieil Algérois pour mieux étayer son argumentaire, il citait, par exemple, la grave crise vécue au XVIIe siècle par la musique classique algérienne.
Constatant que celle-ci perdait de plus en plus de chanteurs musulmans très au fait du répertoire et que la plus grande partie du patrimoine se trouvait désormais entre les mains des chanteurs israélites, de nombreux mélomanes algérois s'empressèrent de lancer un véritable cri d'alarme.
Devant cette véritable menace qui planait sur une musique lui tenant le plus à coeur, le muphti hanafite de l'époque, rapportent les mêmes sources, convia tous les moudjaouidine (lecteurs du Coran) à une réunion. Ils étaient une centaine, possédant de puissantes et jolies voix, connaissant en général tous les modes de notre musique et n'avaient nullement besoin d'un instrument pour distinguer un aâraq d'un zidane, un moual d'un djahrka ou un sika d'un raml-maya tant ils bénéficiaient tous d'une étonnante et solide culture musicale.
Dans le but de trouver un moyen qui consolidât la musique et lui assurât une large diffusion, nous apprend la même source, le muphti suggéra à son assistance d'adapter le plus souvent possible les airs des noubas aux paroles des cantiques qu'ils psalmodiaient dans les mosquées. Prenant l'exemple d'un cantique qu'on récitait lors de la prière des taraouih durant les veillées du mois de Ramadhan, le muphti leur chanta «Soubhan Allah wa bi hamdihi, Soubhan Allah El Aâdhim» sur l'air de «Khademli saâdi».
Le Ramadhan suivant, cette initiative, fort appréciée par tous les fidèles et les mélomanes, était donnée en exemple aux autres mosquées et chacun des moudjaouidine s'ingéniait à adapter les airs de son choix. La même source rapporte que comme ils s'étaient déjà occupés des quassidate de l'Imam Ali, Cheikh Al-Boussiri, Abd El Hay El Halabi, Ibnou Murcia, Oum Hani El Bikri, Mohammed Salah Ibn El Khatib, Sidi Boumediene ech-Chouaïb, Sidi Abderrahmane at-Thaâlibi et Chems Eddine Ibn Djabir dont la quassida «Fi Koulli Fatihatine lil quaouli mouaâtabara» fut une des premières à être chantée à la mosquée Sidi Abderrahmane at-Thaâlibî à l'occasion du Mawlid En-nabaoui, les moudjaouidine ne savaient plus quelle quacida adapter.
Des imams poètes et musicologues
A l'initiative des cheïkhs Sidi Ammar, Sidi Ben Ali, Menguellati, et de Mohamed Ben Chahed, tous muphtis d'Alger, ainsi que des cheïkhs El Mazouni, El Aroussi, Ben Merzoug et de bien d'autres, les moudjaouidine, appelés par la suite quessadine, allaient être en possession d'un inestimable répertoire de mouloudiate composées essentiellement par des poètes algériens, presque tous musicologues ou musiciens, et faire tache d'huile au pays de Sidi Rached.
Encore jeune, se plaisait à confier Mahieddine Bachetarzi, il eut souvent le plaisir, entre 1914 et 1924, d'assister au mausolée de Sidi Abderrahmane et-Thaâlibî et à Sidi M'hamed à la venue, à l'occasion de la célébration du Mawlid Ennabaoui, de quessadine de Constantine avec, à leur tête, cheïkh Abdelhamid Ben Badis, notamment en 1921 et en 1924.
Des dates révélatrices du degré élevé de tolérance affiché par les hommes du culte de la ville de Sidi Rached, régulièrement représentée à Alger par une chorale placée sous la direction artistique des Cheikhs Mustapha Bachetarzi et Mahmoud. Il convient de signaler, à ce propos, que la mosquée algérienne avait de solides traditions en la matière.
A Tlemcen et Constantine comme à Alger au temps du Grand Muphti Boukandoura pour lequel Mahieddine Bachetarzi avait une profonde reconnaissance: «Je lui dois quelque part toute ma carrière. C'était un érudit, un musicien de talent et un parfait interprète du chant sacré. Il dirigeait la chorale des qessadines où il réunissait les plus belles voix. La mienne lui avait semblé particulièrement digne d'être retenue. Il me confia à de remarquables professeurs parmi lesquels il est aisé de citer les Cheikhs Mohammed Benkobtane et Benchaouch sans oublier Mohammed Lakehal.» Contrairement aux idées reçues, des preuves sont données ici sur le fait avéré qu'il n'y a donc point d'incompatibilité entre la pratique religieuse et la fascination exercée sur le commun des mortels par les activités artistiques, en général et les arts lyriques, en particulier.
A l'effet d'étayer cette thèse, il serait instructif de s'attarder sur les impressions de Guy de Maupassant. Notamment sur le chapitre cinq de La vie errante où l'auteur français décrivait ainsi les Algériens: «La religion est la grande inspiratrice de leurs actes, de leur âme, de leurs qualités... C'est par elle, pour elle qu'ils sont bons, braves, attendris, fidèles, car ils semblent n'être rien par eux-mêmes, n'avoir aucune qualité qui ne leur soit inspirée ou commandée par leur foi. Nous ne découvrons guère la nature spontanée ou primitive de l'Arabe sans qu'elle ait été, pour ainsi dire, recréée par sa croyance, par le Coran, par l'enseignement de Mohammed (qsssl). Jamais aucune autre religion ne s'est- incarnée ainsi en des êtres.»
La place qu'occupe le mausolée Sidi Abderrahmane at-Thaâlibî dans la société algéroise est loin d'être fortuite, encore moins, hérétique. La vénération pour le saint homme n'a point de frontières, tant la sainteté trouve, sa genèse dans les versets du Coran et les hadiths. S'il reste particulièrement problématique d'en donner une définition à tout le moins précise, il est des textes sacrés en mesure d'en esquisser quelques contours parmi les plus convaincants: «En vérité, les bien-aimés de Dieu seront à l'abri de toute crainte, et ils ne seront point affligés» ou, plus explicitement: «Quiconque agresse un de mes saints me déclare la guerre.» Alors qu'un hadith énonce de son côté: «Le Seigneur très haut a honoré la Kaâba et l'a glorifiée, et s'il arrivait un jour qu'une personne la détruise pierre par pierre et la brûle, elle n'aura pas fait autant de mal qu'une personne qui aurait maltraité un saint.»
«Quiconque agresse un de mes saints me déclare la guerre»
Aux antipodes des affirmations hâtives généralement colportées par quelques esprits chagrins dont les sentences approximatives n'avaient pas manqué de plonger le pays dans des situations inextricables, la vénération des saints occupe une pole position dans la doctrine musulmane. En ce que ces vénérables serviteurs sont des personnes à part entière que Dieu a élues, des êtres qui se sont patiemment affirmés dans la pacification de leur ego, qui accomplirent les actes de piété nuit et jour afin de parvenir à Son amour et à Son Agrément: «Il prit donc en charge leurs affaires et leur dévoila les mystères de la science et de la sagesse.» (in Fête du Mouloud à Sidi Abderrahmane at-Thaâlibî, un message diffusé par l'association créée en hommage au saint patron d'Alger).
Le prophète Sidna Mohammed (Qsssl) ne disait-il pas à leur propos: «Voulez-vous que je vous parle des personnes qui ne sont ni des prophètes ni des martyrs, mais dont les degrés sont jalousés par ces derniers? Ceux qui font aimer les serviteurs auprès du Seigneur, et qui font aimer le Seigneur auprès de ses serviteurs, et qui parcourent la terre pour conseiller les créatures.»
Pour Cheikh Khaled Bentounès, auteur mystique connu pour avoir écrit L'homme intérieur à la lumière du Coran sans oublier Le soufisme coeur de l'Islam, les saints ont légué et lèguent encore à l'humanité de précieux et merveilleux messages de sagesse et d'amour, sans qu'ils ne soient pour autant élus ou prophètes: «Ils ont la liberté de comportement, de pensée et d'expression et se réfèrent à la religion primordiale hunafa'. Leur langage tel un pollen féconde tous les peuples, ils sont une miséricorde pour les mondes, ouverte à tous sans exception aucune. C'est pour cela que ces saints parlent un langage clair et accessible à tous, de l'illettré au plus savant, leur parole ne se réfère pas à un code ou à une philosophie, mais à la parole vivifiée par l'Esprit, parole qui atteint les coeurs - par le pouvoir divin - comme l'impact de la flèche sur la cible.»
Saint patron d'Alger, Sidi Abderrahmane Ibn Mohammed Ibn Makhlouf at-Thaâlibî a contribué pleinement à sauvegarder la vitalité et la pérennité de l'enseignement divin. A un moment où la ville d'Alger connaissait une crise spirituelle et sociale sans doute inextricable.
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