Quelle distinction entre les attributions du ministère de l'Intérieur et des opérations relevant de la compétence des commandants des Régions militaires? Le rapport final de la commission Issad, tout comme son rapport préliminaire, fait état de l'impossibilité, pour les mem- bres de la commission, de poursuivre leur mission en raison notamment de l'absence des conditions requises pour tirer les bonnes conclusions. Les «conditions ne sont pas réunies», précise-t-on dans le rapport. «Les troubles continuent parfois s'étendent et rien ne laisse prévoir l'apaisement dans un délai raisonnable d'une situation politique encore bloquée», ajoute-t-on comme pour écarter toute éventualité de reprendre les travaux dans les mois qui viennent. Aussi, «une conclusion incontestable» semble donc impossible pour le professeur Issad qui, toutefois, rappelle l'apport fondamental de son rapport préliminaire salué par le communiqué de la présidence du 23 septembre dernier. «Il n'y a, dès lors, rien de fondamental à ajouter», conclut-on dans le texte. Pourtant, si ce dernier rapport du Pr Issad apporte quelque chose de remarquable, c'est bien cet effort considérable que les membres de la commission ont ainsi effectué pour analyser et tirer, comme ils l'ont fait, cette contradiction et cette «illisibilité incertaine» dans les textes sur l'état d'urgence. En fait, toute la contribution de ce dernier rapport se limite à dénoncer - trop clairement pour que cela passe inaperçu - «l'enchevêtrement des compétences (qui) rend impossible la détermination des responsabilités», cette façon tendancieuse propre à certains «agents de l'Etat, à tous les échelons» de prendre des libertés avec la loi et qui fait que «le respect de la loi n'est pas encore entré dans la culture des responsables» et, enfin, ce «glissement subtil de l'état d'urgence, note-t-on, vers ce qui s'apparente plutôt à un état de siège». Là encore, le discours de la commission est fort révélateur. «Les pouvoirs donnés par l'arrêté de 1993 aux commandants des Régions militaires sont des pouvoirs propres, ce qui est caractéristique de l'état de siège», a-t-on encore relevé. En effet, c'est bien sur des minuties juridiques que le rapport insiste le plus. Il est dit, d'ailleurs, que l'arrêté interministériel du 25 juillet 1993, «non publié», précise-t-on, «donne nettement délégation aux commandants des Régions militaires» qui, d'après le rapport, tiennent leur pouvoir, non d'une délégation du ministre de l'Intérieur «comme cela est prévu par l'article du 9 février 1992», mais de l'article premier de l'arrêté du 25 juillet. Un arrêté «contraire» au décret présidentiel portant instauration de l'état d'urgence et qui précise clairement que le ministre de l'Intérieur et le wali sont seuls habilités à prendre «des mesures de préservation ou de rétablissement de l'ordre public». En fait, ce sont bien les arrêtés interministériels du 10 février 1992 et du 25 juillet 1993 qui, selon le rapport, posent problème. Le premier introduit une distinction entre la préservation et la sauvegarde de l'ordre public, «relevant de l'autorité civile» et le rétablissement de l'ordre public, «relevant de l'autorité militaire». Le second donne délégation «aux commandants des Régions militaires dans les limites de leurs circonspections territoriales respectives, à l'effet de diriger les opérations de rétablissement de l'ordre liées, cette fois-ci, à la lutte contre la subversion et le terrorisme». Il en résulte donc ce qu'on a qualifié de dispositif complexe qui rend impossible une détermination exacte des responsabilités. Cette distinction impossible «a pu conduire, note le rapport, à subordonner à la même autorité les trois situations». Le rapport précise également que, en ce qui concerne l'arrêté du 25 juillet 1993, les opérations de rétablissement de l'ordre confiées à l'autorité militaire sont systématiquement liées aux opérations de lutte contre la subversion et le terrorisme. Cela étant dit, l'article 3 du même arrêté donne à l'autorité militaire «une prérogative de contrôle opérationnel visant à favoriser les conditions de coordination, de mise en oeuvre et d'emploi des forces concourant à la lutte contre la subversion et le terrorisme». Sur ce point précis, le rapport fait observer que, étrangement, «le texte ne dit pas qui donne l'ordre». Il ajoute aussi qu'une lecture «extensive» et qui évoquerait la théorie dite du bloc de compétence «étendrait le pouvoir de l'autorité militaire à l'appréciation et à l'opportunité de mise en oeuvre et d'emploi des forces de sécurité». Au lecteur d'apprécier le conditionnel. La commission ajoute que les différents services de sécurité se trouvent placés sous le contrôle de l'autorité militaire et que les pouvoirs de contrôle et de direction générale du ministre de l'Intérieur sont carrément absents de l'arrêté en question. C'est en ces termes que la commission Issad a construit un texte argumentatif et d'exposition susceptible d'expliquer toutes les zones d'ombre qui, malencontreusement, demeurent nombreuses. Il faut croire que hormis cet exercice avéré de décortiquer les textes mis en place après 1992, le rapport ne fait pas plus que souligner les lacunes et expliquer l'«enchevêtrement» des compétences dans la gestion du drame en Kabylie sans toutefois lever le voile, une bonne fois pour toutes, sur tous les tenants et aboutissants de l'affaire. Le rapport, en reléguant la responsabilité à des maladresses et à des contradictions observées dans des textes juridiques, n'éclaire pas davantage une opinion qui, elle, veut faire toute la lumière sur un événement malheureux. Aussi, si c'est bien le silence de certains de leurs interlocuteurs que les membres de la commission dénoncent, c'est assurément sur une impression de silence également que nous butons à la lecture du rapport final du Pr Issad. Un silence qui n'est pas pour faciliter les choses.