Beaucoup de ceux qui ont souffert du drame national ne se retrouvent encore dans aucune des solutions proposées par l'Etat. Plus de deux mois après le référendum sur la Charte pour la paix et la réconciliation nationale, projet largement plébiscité par le peuple algérien, et alors que tout le monde attend la publication des premiers textes de lois, les autorités civiles entament de larges consultations administratives et se lancent dans de discrètes opérations de recensement des victimes de la tragédie nationale et des ayants droit. Les Assemblées populaires communales sont les premières institutions de l'Etat à se charger de ces opérations. Les directions de la Protection sociale au niveau des wilayas commencent à envoyer aux APC des formulaires de «recensement relatif à la situation des victimes de la tragédie nationale». La correspondance précise que «dans le cadre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale et de la préparation du programme de prise en charge des problèmes des familles victimes de la tragédie nationale, notamment la situation et le recensement des ayants droit», il est exigé des APC de procéder à ce qui suit: - le recensement des victimes du terrorisme - les familles de disparus - les familles de repentis - les veuves se trouvant dans une situation sociale précaire - les familles des victimes des événements qui ont secoué certaines régions d'Algérie et qui se trouvent dans des situations difficiles. Difficile compromis En fin de document, il est précisé le caractère difficile de cette opération et son «extrême importance», car elle intéresse de «larges couches sociales» et intervient dans un «contexte déterminant». Aussi, la même correspondance est envoyée pour information et suivi au wali et au secrétariat général de la wilaya. Dans les formulaires-types mis à la disposition des victimes et des ayants droit, on retrouve deux sortes de fiches de renseignement: celle des victimes et celle de la situation actuelle du responsable de la famille «éprouvée par le drame national». Tout intéresse l'Etat: le nom de la victime, sa date de naissance, sa fonction actuelle, la nature du préjudice: victime du terrorisme, famille de disparus, repenti, disparu, veuve, terroriste ou autre, ainsi que la nature de son drame: assassiné, violée, blessé, handicapé, la nature de l'handicap, etc. Puis aussi la date de l'événement, son contexte, son lieu, etc. Ainsi, chaque formulaire rempli par la victime, sa famille ou ses ayants droit, doit être accompagné de toutes les pièces justificatives qui donneraient crédit audit formulaire. Ce n'est qu'après que commencera le travail de vérification des renseignements généraux de la police, du DRS et de la gendarmerie nationale, les trois services aptes à vérifier, sur la base des procès-verbaux en leur possession, le fondé du formulaire. Les tribunaux interviendront aussi en aval à chaque fois qu'il serait utile de vérifier la situation du repenti vis-à-vis de la loi et là aussi, un travail complexe attend les juridictions compétentes car tous les repentis n'ont pas le même statut. Les trois vagues successives de repentis qui ont mis fin aux hostilités dans le cadre de la loi sur la rahma, dans le cadre des accords contractés ANP-AIS, ou dans le cadre de la concorde civile, ont connu des fortunes diverses et ne bénéficient pas des mêmes droits civiques. On remarque aussi dans ces formulaires mis à la disposition des citoyens, qu'il s'agit d'un fourre-tout à la Prévert. Dans la formule «des familles des victimes des événements qui ont secoué certaines régions d'Algérie», on comprend bien qu'il s'agit des victimes des événements de la Kabylie, mais on comprend moins le manque d'audace dans la précision des faits et le manque de visibilité dans la mise en marche d'un recensement qui prélude à une démarche politique d'une extrême importance, mais qui semble entourée d'un maximum d'opacité. Les «oubliés du Sud» Dans ce cadre de sous-visibilité latente, il y a surtout à craindre que beaucoup s'en détournent en ne se reconnaissant nulle part dans les formulaires. Dans un précédent article, nous avions parlé des «oubliés de la Charte», oubli qui a concerné quelque 2 à 3000 personnes internées dans les camps du Sud lors des grandes rafles policières et militaires de janvier à mars 1992 et qui ont passé des années dans les «camps de sécurité» de Reggane, Oued Namous et Tamenrasset, avant de les quitter sans aucune autre forme de procès. La loi ne leur a trouvé aucun grief, les tribunaux ne les ont pas jugés, leur employeur les a licenciés et n'entend pas les réintégrer à ce jour et l'Etat ne leur trouve encore aucune case où les mettre. Aucun service de sécurité ne les reconnaît ni ne consent à leur octroyer le minimum: un document qui reconnaît leur détention durant des années dans les camps d'internement du Sud. Ce document peut régler beaucoup de leurs problèmes et leur ouvrir le droit à l'indemnisation mais à ce jour ils continuent à l'exiger. En vain... La lenteur avec laquelle évolue le dossier des textes de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale renseigne en fait sur les difficultés qu'éprouvent les autorités pour cerner le problème de la paix en Algérie dans sa globalité. Concernant le problème des anciens détenus du sud qui n'ont été ni jugés ni condamnés, mais seulement internés pendant des années puis relâchés, il demeure entier. Dans un communiqué rédigé le 2 décembre et dont L'Expression détient une copie, ils disent avoir sollicité l'intercession des parlementaires et de Farouk Ksentini, le président de la Commission nationale pour la défense et la promotion des droits de l'homme en Algérie, mais en vain. Aussi bien les députés que Ksentini disent ne rien maîtriser du sujet et promettent de «transmettre les doléances». En fait, ce genre de problèmes risquent encore de s'accentuer dès la publication des textes de loi portant réconciliation nationale, et ce sont bien ces petits détails qui font avancer ou qui font échec aux grandes politiques.