A l'âge où certains apprennent à rêver, d'autres se retrouvent subitement pris dans le bourbier de la violence sexuelle. Ils se prénomment Yasmine et Mohamed Amine. Ils sont assis autour d'une table, esprit perdu dans les dédales de leurs dessins, dans un centre pédo-psychiatrique à Alger. Ils sont âgés respectivement de 8 et 10 ans. A l'âge où les enfants profitent de la chaleur familiale, eux se rendent deux fois par semaine pour une cure. Ils ont subi l'approfondissement sinistre de la douleur. Quelle douleur? Celle qui restera gravée à jamais dans leur mémoire : ils sont victimes d'abus sexuels. A l'âge où l'on apprend à rêver, eux, ils se retrouvent subitement enfoncés brutalement dans un bourbier cauchemardesque. Réussiront-ils à s'en sortir indemnes? «Leur traumatisme est profond. Ils souffrent de troubles comportementaux, de phobie envers les personnes adultes, notamment les hommes. Mais ce qui rend les choses plus compliquées que jamais, c'est les troubles du sommeil, et lorsqu'ils réussissent à s'endormir, ils se réveillent en criant», nous confia la psychologue traitante. Comment ces deux petits en sont-ils arrivés là? «Yasmine a subi des sévices sexuels de la part d'un vieillard de 73 ans ; tandis que Mohamed Amine est victime de son oncle paternel, âgé de 21 ans», ajouta la psychologue. Combien de Mohamed Amine et de Yasmine existe-t-il aujourd'hui en Algérie? Impossible d'avancer un chiffre. De toutes les façons, ils sont nombreux, plus nombreux qu'on ne l'imagine. L'irresponsabilité des uns et l'inconscience des autres ont fait que ce phénomène devient d'autant plus inquiétant que toute la société est interpellée afin de venir à bout de ce mal dévastateur. Un fléau dont la dangerosité est telle que l'essence même de la famille est menacée. C'est le sens dessus dessous. Le phénomène est, à ce qu'il paraît, à ses débuts. Cela est l'avis des «antialarmistes». Néanmoins, les organisations de la défense des droits de l'enfant ne sont pas sur la même longueur d'onde avec ceux-ci. On se tait souvent, et on ferme toujours les yeux sous le prétexte fallacieux de préserver l'unité et «l'honneur» de la famille. «Il est grand temps d'en parler. Il faut que les parents sachent que cela dépend de l'avenir de leurs enfants. Les enfants victimes d'un quelconque abus sexuel de la part d'un adulte ou même d'un adolescent auront un avenir compromis», prévient Mme Zemirli, psychologue à l'hôpital de Belfort. Celle-ci sait bien de quoi elle parle. Elle a eu affaire, tout au long de sa carrière, à traiter plusieurs de ces cas. «La quasi-totalité des enfants que j'ai eu à traiter sont des mineurs dont l'âge ne dépasse pas les dix ans». Plus criminel que ça, on ne trouve pas. Des chiffres et des maux Les statistiques que les institutions chargées de ce lourd et sensible dossier avancent, dénotent une progression constante de ce phénomène. Les violences sexuelles exercées sur des enfants ont doublé ces dernières années. Que l'on en juge: en 1999, la Direction générale de la sûreté nationale a enregistré le chiffre de 1180 cas. En 2000, ce corps de sécurité a relevé le nombre de 1412 contre 1523 en 2001, 1609 en 2002. Avec 1540 enfants victimes de violences sexuelles en 2003, le chiffre a enregistré une petite régression. Cette dernière a été aussi remarquée en 2004, l'année pendant laquelle la Dgsn a enregistré 1386 cas. C'est la régression des chiffres certes, mais ce n'est pas celle du phénomène lui-même. En outre, une simple opération mathématique nous donne le chiffre de 9 666 enfants agressés sexuellement en l'espace de cinq ans. Mais attention, ces chiffres ne reflètent pas la réalité du terrain. Car cette dernière est tout autre. Ce ne sont là en effet, que les chiffres avancés uniquement par la Direction générale de la sûreté nationale, l'un des organismes de l'Etat chargé de ce dossier aux côtés de la Gendarmerie nationale. «Les statistiques ont montré une augmentation de 200% de 1999 à 2004» indique le professeur Mustapha Khiati, président de la Forem (Fondation nationale pour la promotion de la santé et le développement de la recherche). S'agit-il de la banalisation des choses? Est-ce l'augmentation réelle de ce phénomène? Là-dessus, notre interlocuteur est clair : «Il faut dire que la pédophilie d'une manière générale est un phénomène qui touche la planète entière, notamment les pays développés. En Algérie, nous avons le facteur religieux censé être une barrière contre ce fléau. Il faut dire que durant les dix dernières années, il y a eu comme un recul de l'élément religieux. Ca expliquerait peut-être la montée vertigineuse de ce fléau», argumente le Pr Khiati. Ainsi, de l'avis non seulement de ce dernier mais aussi de plusieurs sociologues au fait de la chose, le recul de l'élément religieux a joué un rôle prédominant dans la prolifération de la violence sexuelle contre les mineurs. En ce sens, il convient de citer ces enfants violés au sein même des mosquées. Les uns croiraient que nous exagérons, pourtant c'est la triste vérité et plusieurs psychologues interrogés nous l'ont confirmé. De la pédophilie au sein des lieux sacrés? Malheureusement oui. Pourtant ces lieux saints sont réputés être la source de confiance et de vénération. De piété et de probité. Que reste-t-il alors d'une société si ses lieux sacrés sont détournés de leur vocation originelle? A vous de juger. En outre, des cas de ce genre sont multiples. «Une mère est venue accompagnée de son enfant de 12 ans. Ce dernier n'arrive plus à se sortir du traumatisme qu'il a reçu à la suite de l'agression sexuelle dont il a été victime dans la mosquée, par cinq adolescents», nous raconte Mme Zemirli. C'est surprenant. Cela atteste des profonds changements et mutations que la société algérienne a subis de plein fouet. Une des résultantes de ces crises multidimensionnelles: l'éclatement de la cellule familiale. Les enfants en font toujours les frais. Ceux qui n'arrivent pas à s'adapter à la séparation de leurs parents, se retrouvent sous la « protection » de la rue. Ainsi commence le long, périlleux et incertain chemin vers les arcanes de la prostitution. En ceci, les enfants sont corvéables à merci. Fuyant des griffes lacérées de la maltraitance familiale, ils tombent entre les crocs impitoyables de la prostitution. Selon une enquête sur la prostitution des enfants réalisée par la Forem, il s'est avéré que 6% de l'ensemble des gens auprès desquels a été effectuée cette enquête sont des mineurs. «Nous avons même trouvé des enfants de 13 ans!» indique le président de ladite ONG. Celui-ci a déclaré que les résultats de cette enquête, réalisée entre octobre et novembre de l'année en cours, seront rendus publics à la fin de ce mois de décembre. « Il y a une réelle exploitation sexuelle des enfants en Algérie. Pour l'instant, ce n'est pas la Thaïlande, mais le phénomène devient sérieux», avertit le professeur Khiati. Aussi, si on ne prend pas très vite les mesures nécessaires, la prostitution des enfants deviendra un fléau qu'on ne pourra jamais éradiquer. En sus, avec le malaise qu'est en train de vivre la société algérienne, cette réalité ne va que s'accentuer. D'autant plus que les causes ayant fait que ce phénomène s'aggrave sont multiples. Les moult crises qu'a vécues notre pays ont ouvert la brèche à l'accélération de plusieurs phénomènes, la drogue, la prostitution, la mendicité. Ces phénomènes qui, jadis, étaient cachés sont montrés aujourd'hui au grand jour. Il en est de même pour la pédophilie. Les vilaines conditions de vie des Algériens drainées par la crise économique et sociale aiguë ont empiré les choses. Ajoutons à cela, l'impuissance de l'Etat à contrôler les nouvelles technologies de la communication et de l'information. Les N'tic et la cyber (n) éthique Il faut le dire et le reconnaître : même si l'introduction, ou plutôt l'engouffrement, des nouvelles technologies dans notre pays a ses avantages, il n'en demeure pas moins que les inconvénients y découlant sont multiples. Cela bien entendu, faute d'une utilisation rationnelle. Avec la démocratisation de la parabole numérique et la TNT, qui est fort répandue dans notre société, les «catastrophes» arrivent à la queue leu leu. Les parents, souvent dépassés, n'arrivent plus à contrôler le comportement de leurs enfants ni les programmes choisis par leur progéniture. La diffusion des films pornographiques a plus que jamais compliqué les choses. «Ceci développe chez l'enfant la perversion sexuelle qui se répercute négativement sur l'environnement immédiat de l'enfant» avertissent les psychologues. Aussi, l'introduction en grande pompe de l'Internet a également sa part dans le cortège des catastrophes. La consultation des sites pornographiques par des mineurs devient de plus en plus inquiétant. En ce sens, le chef du gouvernement a annoncé, il y a de cela quelques mois, une série de mesures à entamer en vue de l´utilisation, à bon escient, de ce moyen de communication. Parmi ces mesures, l'interdiction aux propriétaires de cybercafés d'ouvrir leur commerce après minuit. Néanmoins, est-ce la vraie solution pour endiguer le phénomène de la pédophilie? «Il faut que tout le monde joue un rôle de moralisateur et d'éthique en ce qui concerne les sites web d'une part et les canaux des télévisions pour qu'il n'y ait pas un accès facile aux sites pornographiques parce que ça facilite l'excitation et la stimulation qui peut entraîner l'agression sur l'environnement immédiat de la personne » indique le Pr Khiati. Cependant, explique-t-il «il ne s'agit pas de s'ingérer dans les libertés des autres, mais de dire qu'il faut trouver les mécanismes pour limiter l'accès aux mineurs». Par ailleurs, l'éradication du phénomène commence par la mise en place des digues susceptibles d'arrêter la déperdition scolaire. En ce sens, il convient de rappeler que 15% des enfants algériens ne sont pas scolarisés, selon le dernier recensement réalisé en 1998. 500.000 enfants abandonnent leur scolarité annuellement. Ils ont soit quitté l'école ou été renvoyés. «Bientôt le nombre d'enfants inscrits à l'école sera égal à ceux qui ont quitté» déclare le professeur Khiati avec une pointe d'ironie. Pour ce dernier, la violence sexuelle sur les enfants est aussi le résultat de la pauvreté. «La pauvreté existe bel et bien. C'est un fait réel sur lequel on ne devra jamais fermer les yeux. En Algérie en 2005, il existe encore des gens habitant les cavernes, vivant en plein dénuement. Il existe encore des enfants qui vont pieds nus ayant un seul vêtement sur le corps», s'indigne notre interlocuteur. C'est quoi ça si ce n'est une pauvreté qui a oublié de dire son nom. Si la charité est la mère des vertus, la misère est celle de tous les vices.