Le débat autour de la question des violences à l'égard des femmes a été au centre d'une rencontre organisée, jeudi dernier, par la Fondation Boucebci, à l'Ecole nationale du tourisme, à Alger. Les intervenants, surtout des spécialistes de la santé mentale, des médecins légistes et des militants des droits des femmes, ont tous mis l'accent sur la gravité de ce fléau qui gangrène la société algérienne, se basant sur certains exemples édifiants et révélateurs. Farid Bencheikh, criminologue de la Sûreté nationale, qui participe à titre personnel, a fait un constat des plus dramatiques de la situation, même si au début de sa communication, il a tenu à préciser que les statistiques officielles relatives aux violences contre les femmes ne reflètent pas la réalité. Il y a toujours un chiffre noir difficile à obtenir, ce qui ne nous permet pas de cerner toute la situation », a-t-il expliqué. Néanmoins, en 2005, la Sûreté nationale a recensé 1753 femmes victimes de violences. Parmi celles-ci, 579 ont subi des violences physiques, 277 ont été victimes d'abus sexuels, 34 d'homicide volontaire et 176 de harcèlement sexuel. « Vous avez ici uniquement les chiffres de la police auxquels il faudra ajouter ceux de la Gendarmerie nationale et de la justice pour faire un constat plus ou moins proche de la réalité », a noté M. Bencheikh, en précisant que les auteurs de ces violences sont par ordre de priorité, les époux, les frères et les amants. Pour lui, les femmes sont aussi présentes dans « la criminalité violente » tout autant que les hommes, même si la proportion chez ces derniers est de loin plus importante. Ainsi, durant les cinq derniers mois de l'année en cours, 1595 femmes auteurs de crimes ont été arrêtées, parmi lesquelles 119 sont des mineures et 50 sont âgées de moins de 13 ans. Karima, un cas révélateur Le criminologue s'est interrogé sur ce concept qui désigne la femme comme étant le sexe faible et à partir de là, justifier toutes les violences que l'homme lui fait subir. Il est remonté loin dans l'histoire de l'humanité, passant par la mythologie grecque, la période romaine, le Moyen Age, la Renaissance ainsi que la civilisation musulmane pour dire qu'elle a été de tout temps discriminée en dépit du fait qu'elle incarnait à travers le temps (en citant des exemples) la sagesse, le savoir-faire et l'intelligence. M. Bencheikh a conclu sa communication en s'interrogeant si réellement la femme représente le sexe faible. « Le titre générique de cette journée d'étude est très révélateur puisque nous pouvons à travers les exemples vécus durant toute l'histoire de l'humanité dire que cette violence est passée du mythe à la réalité », a-t-il déclaré. Le psychiatre Ammar Aouchiche a entamé sa communication en évoquant les cas révélateurs des deux femmes, Karima de Frenda, morte après avoir été battue à mort par son mari, et celle de Saïda, torturée par son époux qui lui a coupé la langue et brûlé certaines parties de son corps, ayant fait l'objet d'articles parus dans les journaux ces derniers temps. Pour lui, ce phénomène n'est pas unique à l'Algérie puisque des pays plus en avance sont touchés. Citant le cas de la France, où en 2005 une enquête a révélé qu'une femme mariée sur 10 était battue, le psychiatre a déclaré qu'en 2003, 1,3 million de femmes ont subi des violences conjugales. Les psychologues et la loi « En Algérie, une enquête nationale a fait état de chiffres effrayants. Plus de 50% des femmes mariées sont victimes de violence (...). C'est la réalité amère de notre quotidien. » Pour le psychiatre, notre société patriarcale est régie par des traditions qui dénient beaucoup de droits aux femmes et mettent en valeur et en avant-plan l'homme. « Les mères célibataires sont un non-sens dans une société musulmane et les relations sexuelles en dehors de ce statut sont violemment réprimées . Le mariage est le seul cadre qui garantit à la femme son intégration sociale (...). Le mâle est dominant dans tous les secteurs : en économie, en procréation et en jouissance. Le rôle de la femme est limité à la procréation et aux tâches ménagères... ». M. Aouchiche a noté que la violence est concentrée surtout à l'intérieur des foyers, « un lieu fermé qui ne permet pas à l'autre d'intervenir. L'acceptation aveugle des traditions pousse au fait que les victimes font de moins en moins appel à la loi... ». Le psychiatre a terminé en s'interrogeant s'il faut aujourd'hui remettre en cause le système patriarcal de notre société, une des principales causes de ces violences. La psychologue Mouna Boudjema, du centre de prise en charge psychologique Mahfoud Boucebci, situé à la cité Les Bananiers, à Alger, a plutôt axé son intervention sur les activités de ce centre ouvert en 2001. A titre indicatif , elle a affirmé que durant les cinq derniers mois de l'année en cours, le centre a assuré 695 consultations, 89 pour les hommes, 297 pour les enfants, et 309 pour les femmes. « Les femmes sont plus nombreuses à s'adresser au centre que les hommes. Parmi elles, les mères viennent en première position, suivies des femmes mariées, puis des célibataires. Pour les enfants, nous avons remarqué que les garçons sont plus nombreux que les filles. Peut-être parce que les mamans sont plus attentives aux problèmes des garçons qu'à ceux de leurs petites filles. » Sous le titre de « Résignation ou complaisance dans l'inceste », la communication du psychiatre Chaïnez Mellah a suscité un long débat, notamment, avec les médecins légistes. En effet, faisant état d'un cas suivi au centre Boucebci sur une jeune fille victime d'attouchement commis par son grand-père (l'époux de sa grand-mère) et dont la mère, elle-même, était victime aussi des mêmes actes et pendant des années, la psychiatre a relevé la situation d'impuissance devant laquelle les thérapeutes se sont retrouvés, du fait que la maman refusait de déposer plainte contre l'auteur de ces violences parce qu'il prenait en charge toute la famille et la noyait de cadeaux. L'auteur est mort, il y a un an, à la suite d'un accident de voiture et la tension entre les membres de la famille est devenue moins tendue. « Pourquoi les psychologues n'ont pas signalé ces violences au juge comme le stipule la loi sanitaire ? Vous étiez devant un cas non seulement de pédophilie, mais aggravé d'inceste », s'est écrié un médecin légiste. « Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour soigner les victimes qui, elles-mêmes, refusaient que l'auteur soit mis en prison », a répondu la psychiatre. Une réponse qui n'a pas convaincu le médecin légiste qui revenait à chaque fois sur le devoir des médecins à signaler toute violence, surtout lorsque la victime est un enfant. « Nous ne connaissons pas cette loi. Si elle existe, il faudra la vulgariser pour que tous les médecins soient au courant. » Une révélation qui a choqué plus d'un, puisqu'il s'agit de la loi sanitaire de 1991, censée être connue par l'ensemble du corps médical. Ce débat a duré deux heures environ. Deux autres communications ont été présentées, l'une par la psychiatre Dalila Sad Saoud et l'autre par le médecin légiste Charifa Boudries avant que les travaux ne prennent fin avec la remise du prix Boucebci à la chanteuse à la voix mélodieuse Bhidja Rahal.