Ils travaillent sans protection sociale, sans abri et souvent sans considération aucune. Et pourtant, ce sont des mains noires mais nobles qui ne cherchent, en fin de compte, qu'à gagner quelques sous pour secourir leurs familles au bled. Il entre en trombe, sa chevelure décoiffée par les vents forts qui soufflent à l'extérieur. Il se met à table rapidement avant que les autres ne prennent place. Il risque de manger debout, le restaurant était déjà plein à craquer. Ses mains gardent les traces indélébiles du ciment. Une «sédimentation» blanchâtre s'est incrustée dans les fissures de sa peau et colmate, telle une poudre chirurgicale, les déchirures qui risquent d'infecter les mains, son principal outil de travail. Il avait encore son cache-poussière sur lui, éventuellement. «La fin de service» est loin d'intervenir. Il se mouille les mains à l'aide de quelques gouttelettes d'huile de table, en cachette, car le restaurateur n'autorise pas ce genre de pratiques. Un sourire innocent se dessine sur ses lèvres sèches, qui semble dire «ne me blâmez pas s'il vous plaît». Il annonce immédiatement la couleur et fait son choix sans trop d'hésitation, même si le menu n'est pas vraiment riche. «Une loubia», annonça-t-il, presque par habitude, au serveur qui n'a pas pris la peine de faire connaître les plats du jour. Il se met à grignoter des miettes de pain une après l'autre, en attendant sa «loubia» qui «fera l'affaire» en cette soirée glaciale. Il s'appelle Lakhdar, il est originaire de Médéa. A Alger, il travaille depuis quatre mois, en qualité d'ouvrier, dans un chantier de construction à Baba Hassen (à une dizaine de kilomètres à l'ouest de la capitale). Il a quitté l'école à l'âge de 15 ans et après deux années «de chômage et de chantage», un cousin lui a montré le chemin d'Alger. Il pensait avoir affaire à une personne qui n'est pas de sa «classe». Il se tait pendant quelques minutes et reprend son bavardage. «Ça veut dire que je ne me laisse pas mener par le bout du nez», répondra-t-il enfin. Autour de nous se promène une personne qui, inlassablement, nous harcèle du regard. Le teint blême, il ne tarde pas à s'attabler après avoir reçu un clin d'oeil de Lakhdar. C'est son copain, un «Jijli». C'est un père de famille. Un silence pesant s'est installé su-bitement et après l'annonce de l'objet de notre présence dans ce restaurant, à savoir un reportage, ils se fixent dans les yeux comme si la chose leur paraissait très bizarre. Le serveur réapparaît et demande à Abbès le «Jijli» de faire sa commande. «Douara», annonça-t-il à l'adresse du garçon de salle. Les ouvriers des quartiers environnants descendent par grappes jusqu'à Baba Hassen pour casser la croûte. Les lieux sont invariablement occupés par les «zouafras», une appellation que Abbès n'aime pas. Ils forment de petits attroupements et discutent de tout et de rien. A l'intérieur du resto, certains d'entre eux avalent à grandes lampées des soupes chaudes de boyaux, lentilles, chorba, soupe d'haricots etc. D'autres, les retardataires, attendent leur tour dans le froid. Les muscles endoloris et la tête embrumée, Abbès acquiesce à notre proposition mais à condition : pas de caméra ni photos. Marché conclu. A la rencontre des «bagnards» d'Alger D'habitude, à vingt-heures, la ville se vide. Par petits groupes, les «zouafras» regagnent leurs cachettes. Chacun porte un petit sandwich. La nuit tombe et avec elle arrive le brouillard hivernal qui, comme le rideau rouge qui s'abat sur une scène de théâtre, semble suggérer que «le spectacle n'est pas encore terminé». Nous ignorons la suite du scénario, la destination aussi, mais nous irons quand même, avec l'idée que ces mains nobles laminées et lacérées par les «travaux forcés» ne peuvent pas faire du mal. Pas de marche arrière. Le pari est osé. Son visage crispé raconte sept ans d'activité dans les rangs des «déportés» d'Alger. Sur les hauteurs, particulièrement à Baba Hassen, le froid est sibérien, en ce mois de janvier. Ville des vignes et des vergers, jadis coloniale, Baba Hassen, accablée par l'humidité, s'enivre inlassablement dans un amalgame d'odeur de sueur naturelle. Le béton envahit inexorablement ces espaces, chose qui explique la forte concentration d'ouvriers, appelés «zouafras». Nous arrivons, après quelques enjambées et phrases échangées, au lieu-dit «quartier 19 mai». Et sans interrompre la discussion, nous continuons la descente vers un endroit inconnu qui, de visu, donne un aperçu d'une ville en construction. Abbès s'arrête devant une carcasse de construction, la clef craque, l'ouverture en métal, rongée par la rouille, résiste avant de céder et nous laisser pénétrer. Une fumée asphyxiante émane de l'intérieur. Nous suivons les traces de Abbès et Lakhdar, pas à pas, et par un escalier dérobé qui mène à l'étage supérieur, nous accédons à la pièce d'où provient la fumée. Nous faisons connaissance avec Achour 16 ans, Mohamed 21, Belgacem 36, Krimo 16 et Abdellah 29 ans. Tous originaires de Tablat et Ksar El Boukhari (Médéa). Enveloppés dans leurs habits blindés, ils s'accroupissent autour d'un brasero pour faire front au givre qui brandit sans cesse «le drapeau rouge». L'air manque, le sol est sale, les murs sont gorgés d'humidité. Difficile d'imaginer un tel scénario. Dans un coin, deux matelas sont mis sur des madriers, tandis que des vestes et une «qechabia» sont accrochées au mur à l'aide de broches. C'est en fait, des conditions de vie aux limites de l'extrême. Nos sept compagnons parlent à l'unisson de leurs aventures, misères, mais aussi au nom de tous les leurs. Des mineurs même, paraît-il, sont dans le même pétrin. Chacun est responsable de lui-même et les conditions de travail sont aussi pénibles que celles d'hébergement. Dans les chantiers de construction, pas de protection sociale, un salaire dérisoire auquel il faut soustraire le prix du «train-train» quotidien. Dans une région froide et une température qui peut descendre au-dessous de zéro dans les carcasses et les cachettes de fortune, il faut toujours prendre en compte la nécessité d'une bonne nourriture et couverture vestimentaire, dira Belgacem, le visage à peine vu, enveloppé dans un bonnet de laine. Dans les chantiers, «nous travaillons sans protection aucune», et parfois, «les chefs nous cherchent la petite bête pour nous licencier sans toucher le moindre sou après des jours de travail», renchérit Mohamed, tandis que Krimo, le plus jeune d'entre eux, s'affaire à curer ses narines. Des miettes de pain pour tromper la faim Pour tromper la faim le long de la journée, les ouvriers ramènent des morceaux de pain, achetés à l'aube et parfois procurés chez l'un des restaurateurs. Le sourire est esquissé et la figure rafraîchie lorsqu'on touche la paie. «On se permet un bain chaud, une coiffure et un bon resto, c'est une tradition chez les zouafras.» Certains acceptent parfois de faire une pause de quelques jours, histoire de se remettre sur pied. Cette situation est-elle en fin de compte une fatalité? Mais qui ose dire aujourd'hui que les Algériens sont sous protection dans leur propre pays? Ils ne se plaignent pas, et, après tout, «auprès de qui on va se plaindre». Alors, il faut faire confiance au «mektoub», lance Mohamed avec une conviction très profonde. En pénétrant dans leurs «cachots», cigarettes, gobelets de café et des miettes de pain traînent par terre. La misère, en un mot, se fait connaître sans trop de peine. Il est déjà minuit. Au bout de quatre longues heures, éreintés, même quelque peu soulagés d'être enfin «écoutés», les «zouafras» de Baba Hassen ont néanmoins encore beaucoup de choses à dire. Nous nous réchauffons davantage avant de quitter la «cellule». Quinze marches mènent à la porte d'entrée. Les jambes très lourdes, presque paralysées du fait d'un long accroupissement. Nous sommes escortés par quatre de nos compagnons, se dirigeant vers une autre cellule qui, d'après Belgacem, n'est pas trop loin de la leur. Nous descendons encore en passant par un chemin boueux. Seules les barrières sont visibles. Quelques poteaux en béton qui portent parfois uniquement des toitures sans murs. Abdellah annonce enfin l'arrivée. Abdellah, à l'aide de trois cailloux jetés à l'intérieur. «Un mot de passe» pour accéder à l'autre «cachot». Saïd, la trentaine, fait apparition pour ouvrir une porte en tôle. Notre présence l'a visiblement surpris. Le décor n'est pas meilleur que celui de la précédente «piaule». Une odeur pestilentielle monte du sous-sol. Insoutenable! Et voilà, sans surprise, Bachir, un adolescent de 17 ans, se plaint, depuis deux jours, d'une fièvre. Nous ne restons pas très longtemps, bien que l'horloge affiche bientôt deux heures du matin. L'obscurité est quasi totale. Abdellah et Belgacem se chargent de nous accompagner jusqu'à la ville. A Baba Hassen ou ailleurs, le calvaire est le même. Des milliers d'autres ouvriers qui ont fui le spectre du chômage se sont retrouvés, à Alger, implacablement enfoncés dans le bourbier de la misère et de la malvie. Ils travaillent sans protection sociale, sans abri et souvent sans considération aucune. Et pourtant ce sont des mains noires mais nobles qui ne cherchent, en fin de compte, qu'à gagner quelques sous pour secourir leurs familles au bled. Tels les bagnards croupissant dans le goulag sibérien, qu'importe les années de misère, le pari est osé et la cause est juste.