Nul ne pourra souffler mot sur la tragédie nationale à partir de la promulgation du texte. La liberté d'opinion et d'expression a de beaux jours devant elle en Algérie, serions-nous tentés de dire à quelques jours de la promulgation de l'ordonnance portant mise en oeuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation. On a droit à la réplique puisque le texte du projet souligne la pénalisation et la sanction de «toute déclaration écrite ou acte, utilisant ou instrumentalisant les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions, fragiliser l'Etat, nuire à l'honorabilité de ses agents qui l'ont dignement servi, ou pour ternir l'image de l'Algérie sur le plan international». Dorénavant, toute déclaration ou article de presse ou livre d'histoire ou enquête ou témoignage ou rappel des faits déclencheront le couperet de la loi qui tombera sur nos têtes. On suggère donc de passer la décennie rouge sous silence. On tourne la page et on n'en parle plus. Plus tard, bien plus tard, quand l'encre aura séché et quand les historiens voudront écrire sur les quinze années de guerre civile, ils trouveront une page blanche. Il y a comme un remake de la guerre de Libération. Les archives gardées en France, sous scellés depuis 1962, ont donné une histoire tronquée de l'Algérie. Les intellectuels français l'ont écrite à leur manière, avec les arrière-pensées que l'on sait, parfois avec la complaisance des chefs de guerre. Les témoignages des acteurs ne sont venus que très tardivement. Leur histoire a été écrite sans eux, à leur insu, souvent contre eux. La loi du 23 février n'est en fait que le couronnement d'une amnésie collective faite de connivence entre les deux parties qui étaient autrefois en conflit. En 1962, la liberté d'expression était mieux lotie. Il n'y avait pas de loi interdisant la parole comme on le propose aujourd'hui. Les témoignages étaient rares ou faits généralement hors des frontières par crainte de représailles, parce que la politique de l'époque exigeait de tous un unanimisme de façade pour masquer la fragilité d'une nation en herbe. En 2006, on nous demande de taire une partie de notre histoire; la partie la plus importante peut-être. C'est l'invitation à vivre le repli dans le Macondo des temps modernes. Mais lorsque le village se réveillera de son long sommeil, personne ne sera capable de dire si la mémoire s'était arrêtée au début, au milieu ou à la fin de la guerre civile. Dès lors, on se replacera dans la continuation de ce qui a été fait avant de fermer la parenthèse. Les mêmes éléments explosifs auront été gardés au chaud pendant une période donnée. Les ingrédients d'une guerre préalable auront été reconduits. Il suffira d'une étincelle pour tout faire sauter en un clin d'oeil parce qu'on a refusé de diagnostiquer le mal au moment où il fallait le faire. Quel est l'objectif des rédacteurs du texte du projet d'ordonnance pour la paix et la réconciliation? S'ils ne veulent pas que l'aventure de 1992 se reproduise à l'avenir, ils ont choisi la meilleure formule pour la reconduire dans le temps. En cherchant à cacher un pan de l'histoire actuelle, ils se sont plantés le visage dans le sable pour ne plus revoir leur horreur. L'expérience hollywoodienne n'a donc servi à rien. Les Apocalypse now, Good morning Vietnam, Platoon, etc. qui ont permis à l'Amérique d'exorciser le mal qui la rongeait n'ont pas eu d'influence sur la France qui n'a jamais su faire de même malgré les occasions qui lui ont été offertes. Il va sans dire que les Algériens choisissent toujours le mauvais exemple. Le projet d'ordonnance nous invite à une virée à Macondo -le village de Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marques- où tout le monde perd la mémoire pour vivre pendant une période hors du temps. On n' a plus le droit d'écrire ou de parler ou de visionner la situation qu'on a vécue dans un passé récent. On n' a plus le droit de parler des acteurs qui ont endeuillé l'Algérie. On n'a plus le droit de relater à nos enfants les faits de notre tragédie. On n'a plus le droit d'écrire une histoire, même romancée, des faits que nous avons vécus. On n'a pas le droit de restituer les faits tels qu'ils s'étaient déroulés sous nos yeux. On n'a plus le droit à la création. On n'aura plus le droit d'ouvrir des guillemets aux témoins. On n'aura plus le droit d'écrire au passé simple. Quand l'omerta sera érigée en dogme, chacun interprètera «l'atteinte aux institutions de l'Etat » à sa guise. N'y a-t-il pas, derrière tout cela, une volonté de faire taire à jamais l'expression libre? Qui serait encore capable d'établir les frontières entre les crimes de sang et les affaires douteuses, entre les hommes et les institutions? Qui oserait plaider pour la liberté d'expression dès lors? Ne cherche-t-on pas à rendre la page la plus rouge de notre histoire blanche comme neige, en édifiant une République chancelante sur des sables mouvants?