Les représentants des détenus des camps du Sud ont rendu visite à L'Expression. La mine déconfite, la voix hésitante, mais beaucoup de détermination dans le ton, les six anciens détenus des camps du sud qui nous ont rendu visite, hier, ont ouvert une plaie encore exsangue. Au fur et à mesure que la discussion se prolonge on se rend compte de l'ampleur des dégâts et de la profondeur de la tragédie nationale. Il s'agit en fait d'une «tragédie nationale». Il n'y a pas d'autre formule pour la qualifier. Les autorités ont eu le mérite d'utiliser cette formule dans le texte de l'ordonnance portant application de la Charte pour la paix et la réconciliation. L'histoire retiendra la terminologie utilisée- comme exercice de style dans le texte officiel - même si elle souffre d'imperfections. L'une de ces imperfections a motivé les visiteurs de L'Expression qui sont venus exprimer leur mécontentement. Ils ne comprennent pas pourquoi «l'ordonnance» les a omis. Ils ne comprennent pas pourquoi l'Etat, qui les a mis en détention dans des camps dans le Sahara profond pendant une longue période, sans procès et sans jugement, les renie. Ils détectent une sorte de gêne chez les autorités à leur sujet. On semble vouloir les cacher à l'opinion publique. On ne veut pas en entendre parler parce qu'ils représentent le ma-laise qui nous fait rappeler le début de la tragédie. Ces derniers personnifient l'acte premier de la tragédie nationale. «Nous ne revendiquons pas la représentativité de l'ensemble des anciens des détenus des camps du Sud», confie Nasr Eddine Abdelaziz. «Parce que nous savons que certains ne voudraient pas qu'on parle en leur nom et qu'ils aimeraient oublier. Nous représentons ceux qui ont signé la pétition de 300 personnes, dans une vingtaine de wilayas et les nombreux anonymes qui nous ont appelés après notre première démarche qui consistait à attirer l'attention des autorités sur notre cas», ajoute-t-il. Le nombre total des internés du Sud varie entre 17.000 et 20.000 personnes. La plupart d'entre eux étaient militants de l'ex-FIS. Ils ont été arrêtés entre décembre 1991 et février 1992 et transférés dans les camps de Reggane, Aïn M'guel, In Salah, El Menia, Oued Namous, Bordj El Homr, Bordj Omar Idriss, Tsabit, Tiberghamine et Ouargla. «Les autorités locales, de la solidarité nationale, nous ont appelés pour nous insérer dans la procédure en cours de réconciliation nationale, mais elles nous ont demandé des jugements qu'on n'a pas. On nous a expliqué qu'on n'a rien qui justifie notre détention. Pourtant il y a bien eu des décrets de Ghozali et de l'état d'urgence qui confirment notre existence», souligne Fouad Bouzidi. On nage dans une histoire kafkaïenne. Des milliers de personnes ont été maintenues en détention pendant près de quatre ans dans des camps dans le désert, sans procès, sans rien et puis...personne ne veut en entendre parler comme s'il s'agissait d'une vue de l'esprit. A entendre les cinq qui sont venus se confesser, certains parmi eux ont connu des déchirements. Ils ont perdu leurs emplois. Ils n'ont pas droit à l'obtention de passeports pour sortir si ça leur chante d'aller vivre ailleurs. D'autres ont été reconduits en prison après leur libération. Nombreux sont ceux qui souf-frent de maladies dues aux radiations des essais nucléaires. D'autres encore ont abandonné leurs familles faute de ne pouvoir les nourrir. Mais très peu ont rejoint les maquis. Ils ont subi l'isolement, dans le silence, pour ne pas perturber l'opération de détente en cours. A l'unanimité, ils disent que les disparus et les autres victimes passent devant eux. Pourvu que le président de la République ne les oublie pas.