La région maghrébine, qui peut contrôler à souhait la berge sud de la Méditerranée, est soudainement devenue un enjeu sécuritaire majeur. L'annonce de prochaines manoeuvres militaires algéro-russes dans la Méditerranée met sous tension les responsables de la sécurité européens et américains. Si, pour les premiers, le souci de voir défiler les armées des deux grandes puissances militaires planétaires dans une zone qui était, il y a encore peu d'années, une chasse gardée européenne, est compréhensible, pour les seconds, il y a aussi le fait de se voir encombrer par un concurrent de taille, qui, s'il met pied dans la région, y restera pour fort longtemps. Depuis son escale à Alger, il y a près d'un mois, et le gros contrat d'armement passé avec l'Algérie, Poutine a toutes les chances de voir se renforcer les positions russes dans le Maghreb, devenu tout à coup un enjeu sécuritaire majeur. Préparée avec rigueur et sérieux par l'ambassadeur de Russie en Algérie, Vladimir Titorenko, en fin 2005, puis par l'envoyé spécial de Poutine, Igor Ivanov, le 21 janvier, la visite de Vladimir Poutine a été perçue par de nombreux observateurs politiques, comme un repositionnement au caractère particulier, en ce sens qu'il s'agissait pour Moscou d'une véritable «reconquista». Allié traditionnel et stratégique de l'Algérie, comme les Etats-Unis l'ont été pendant longtemps pour le Maroc, la Russie a perdu pied au Maghreb à partir de 1989. Aujourd'hui, Moscou prend en ligne de compte deux atouts: le déclin de l'influence française, et partant, européenne, dans la région maghrébine, et les visées de Washington au Maghreb. La presse russe permet ces derniers jours de situer les débats. Pour Andréi Gratchev, journaliste, écrivain et ancien porte-parole de Mikhaïl Gorbatchev, «aux côtés d'une Europe qui s'interroge sur son destin, comprimée entre l'hégémonie militaro-culturelle américaine, le dynamisme juvénile des puissances asiatiques, et l'agressivité revancharde des nations musulmanes, quel rôle peut jouer la Russie? Redressée par la volonté d'un président autoritaire et patriote, appuyée sur les ressources naturelles immenses d'un territoire sans fin, la Russie reste une énigme, un monde clos. Serait-elle un recours? Ce sujet agite beaucoup les commentateurs français et européens de tous bords, qui spéculent sur l'après-Poutine, sur le rôle de pourvoyeur énergétique de la Russie, ou sur son action dans la lutte contre le terrorisme mondialisé et l'hyper hégémonisme américain». Le Grand Jeu se déroule en effet aux frontières de l'Empire, où les appétits concurrents et les intérêts nationaux se déchaînent, camouflés sous les oripeaux de la «libéralisation» ou de la «démocratie». Le sentiment obsessionnel des Russes se trouve ainsi avivé par les complots géopolitiques actionnés par les Américains et certains Européens en Ukraine, en Biélorussie, en Asie centrale, en Géorgie. Moscou se bat pour conserver la maîtrise, ou du moins une influence suffisante sur son «étranger proche». Cette action russe dans l'arène internationale se superpose à l'entreprise de rénovation de la société. Les enjeux, confirmés par Andréi Gratchev, sont nombreux: une situation démographique préoccupante, une menace terroriste violente, quoique en régression, et le difficile exercice d'équilibre entre fermeté nécessaire et libertés indispensables. La religion orthodoxe, illustrée par un président qui affiche volontiers sa foi, retrouve, appuyée sur le legs de la Troisième Rome, un rôle de conservatoire de la mémoire nationale, propre à étayer les bases d'une conscience populaire mise à mal, comme le rappelle Andréi Gratchev, par soixante-dix ans de «mensonge communiste». Dans ce combat pour retrouver une place au soleil parmi les grandes nations du XXIe siècle, la Russie conserve des atouts indubitables. Le plus grand, selon Gratchev, est sans doute l'abondance de ses ressources naturelles, convoitées par une économie de consommation mondialisée assoiffée de pétrole et de gaz, et dont les représentants les plus avides (Etats-Unis, Chine, Europe) se trouvent forcés de ménager l'ours russe convalescent. L'autre atout est la situation délicate dans laquelle se retrouvent les Etats-Unis, prisonniers des conséquences de l'intervention irakienne, forcés de compter avec la Russie comme allié objectif antiterroriste, tout en maintenant leur position de sponsors de l'idéologie libérale dans le monde.