La stratégie du président tunisien qui s'est octroyé les pleins pouvoirs le 25 juillet se fait attendre, le pays n'ayant toujours pas de gouvernement en dépit des multiples appels au retour à un fonctionnement normal des institutions, y compris à l'international et notamment de la France. Depuis sa décision surprise de suspendre le Parlement pour un mois et de limoger le chef du gouvernement Hichem Mechichi, le président Kaïs Saïed a procédé par annonces sporadiques. Outre le Premier ministre Hichem Mechichi, également ministre de l'Intérieur, il a écarté cinq autres ministres et nommé plusieurs hauts fonctionnaires au gouvernement. Vendredi, il a écarté le ministre de la Santé par intérim et désigné à sa place un médecin militaire, Ali Mrabet, alors que le pays compte toujours parmi les plus hauts taux de mortalité de Covid-19 au monde. Plusieurs noms de possible chef de gouvernement ont circulé, notamment celui du gouverneur de la Banque centrale, Marouane Abassi, un ex-cadre de la Banque mondiale. Il a également été question de l'ex-ministre de l'Intérieur, Taoufik Charfeddine, cadre de la campagne du président en 2019, qui a été écarté du gouvernement début 2020 sous pression du parti d'inspiration islamiste Ennahdha, principal adversaire de Saïed. Mais aucune nomination ne s'est concrétisée, la presse tunisienne spéculant sur de possibles refus des candidats pressentis. L'attente soulevée par le coup de force de M. Saïed est énorme dans ce pays du Maghreb où la situation sociale et économique est particulièrement difficile. La Tunisie, dont 14% du PIB provient du tourisme, achève une saison 2021 encore pire que la précédente, le pic épidémique ayant frappé le pays en plein été. Le couvre-feu en place depuis octobre dernier a éprouvé de nombreux secteurs. La prise de pouvoir de M. Saied intervient en pleine négociation avec le Fonds monétaire international. Confrontée à d'importants remboursements de dettes, la Tunisie cherche à obtenir un quatrième prêt en dix ans, en contrepartie de réformes socialement douloureuses. Nombre de Tunisiens, descendus dans la rue pour exprimer leur enthousiasme le 25 juillet au soir, soutiennent les mesures de M. Saïed car ils sont exaspérés par la classe politique et attendent des actes forts contre la corruption et l'impunité. Le président a levé l'immunité des députés et plusieurs interpellations de responsables politiques ont eu lieu ces derniers jours, mais certaines ont soulevé une inquiétude quant au respect des droits. Citant le général de Gaulle, M. Saïed a déclaré qu'il n'avait plus «l'âge» de devenir un dictateur, assurant que les arrestations menées ne concernaient que des personnes déjà poursuivies par la justice. «Un certain nombre de députés avait des affaires en justice et s'appuyait sur leur immunité pour se protéger», indique Aymen Bensallah, analyste chez Bawsala, ONG de suivi du Parlement. «Mais on manque encore d'informations sur la question des arrestations», dit-il. Purge ou opération mains propres? «Nettoyer c'est nécessaire. Diaboliser ce serait désastreux», résume le quotidien francophone Le Temps dans un éditorial. Selon l'ONG I Watch, 14 députés sont poursuivis ou condamnés pour divers délits et crimes - fraude fiscale, escroquerie, soupçons de corruption, conflit d'intérêt et même harcèlement sexuel. Mais dans les premiers interpellés se trouve un autre parlementaire, Yassine Ayari, un civil condamné par un tribunal militaire en mars 2018 pour avoir critiqué l'armée. Inquiètes du vide qui se prolonge à la tête du pays, de nombreuses organisations de la société civile ont appelé M. Saïed à désigner un chef de gouvernement et à présenter publiquement sa stratégie. Le principal parti au Parlement, Ennahdha, aux abois, s'est dit prêt à une autocritique, appelant jeudi à un dialogue national, auquel le président a coupé court le soir même en rejetant toute discussion avec ce qu'il a qualifié de «cellules cancéreuses». La puissante centrale syndicale UGTT, qui a apporté son soutien au président, a elle réclamé la désignation rapide d'un gouvernement de «sauvetage». L'absence de stratégie et de plans d'action inquiète d'autant plus certains militants que les mesures exceptionnelles prises par le président sont «renouvelables» après 30 jours.