Réagissant aux manifestations qui ont secoué, dimanche, les villes tunisiennes, malgré une situation sanitaire qualifiée de «catastrophique» par les autorités elles-mêmes, le président tunisien Kaïs Saïed a décidé de geler les travaux du Parlement pour une période de trente jours, tout en s'adjugeant le pouvoir exécutif. Des mesures que le parti islamiste Ennahdha de Rached Ghannouchi, première force politique au sein de l'Assemblée des Représentants du peuple (ARP) a dénoncées en les qualifiant de «coup d'Etat». Parmi les revendications exprimées dans la rue, notamment dans la grande avenue Bourguiba, à Tunis, malgré l'impressionnant dispositif sécuritaire pour empêcher la marche prévue, il y a celles d'une dissolution du Parlement et d'une profonde réforme des institutions, avec la création, sans cesse reportée, d'une Cour constitutionnelle. Des attentes exprimées à plusieurs reprises, au cours des derniers mois, par le chef de l'Etat lui-même, confronté au gouvernement de Hichem Mechichi, soutenu par Ennahdha, au nom de la lutte contre la corruption. Ni coup de théâtre ni dérive autoritaire, l'initiative du chef de l'Etat tunisien était dans l'air depuis plusieurs mois et elle intervient comme une réponse appropriée aux réclamations de la population, dans les grandes villes et jusque dans les zones reculées du pays. Exaspérée par les manoeuvres souterraines des partis et par la forte dégradation de la situation économique et sociale, la population tunisienne a été mise à rude épreuve par la menace du Covid-19, dans sa version Delta, a investi les rues pour clamer son indignation face à un immobilisme et une gestion approximative des besoins du pays, le président du Parlement, Rached Ghannouchi, et le président Saïed campant chacun sur des positions d'intransigeance et de référence à la Constitution de 2014 dont le moins qu'on puisse dire est qu'il s'agit d'un texte de compromis pour des dirigeants et des conditions de l'époque. Selon cette Constitution, la Tunisie dispose d'un système parlementaire mixte, dans lequel le président n'a d'autres prérogatives que la diplomatie et la sécurité. Or, le président du Parlement n'a pas hésité, à plusieurs occasions, à effectuer des interventions remarquées sur ce terrain, lors de voyages au Qatar et en Turquie dont les attaches avec les Frères musulmans sont bien connues. «Selon la Constitution, j'ai pris des décisions que nécessite la situation afin de sauver la Tunisie, l'Etat et le peuple tunisien», a déclaré Kaïs Saïed, au sortir d'une réunion d'urgence, au Palais de Carthage, avec des responsables des forces de sécurité.«Nous traversons des moments très délicats dans l'histoire de la Tunisie», a-t-il indiqué sans la moindre évocation du bras de fer qui l'oppose, depuis des mois, au principal parti parlementaire, Ennahdha. «Ce n'est ni une suspension de la Constitution ni une sortie de la légitimité constitutionnelle, nous travaillons dans le cadre de la loi», a-t-il insisté. Pour Ennahdha, il s'agirait d'«un coup d'Etat contre la révolution et contre la Constitution», et le parti prévient, dans un communiqué, sur sa page Facebook, que ses «partisans (...) ainsi que le peuple tunisien défendront la révolution». Hier, des heurts ont eu devant le siège de l'ARP, au Bardo, opposant les partisans de Ghannouchi aux manifestants, le chef d'Ennahdha et ses députés ayant observé un sit-in face aux portes closes du Parlement ceinturé par les forces de l'ordre. Avec l'arrivée, en novembre 2019, d'un Parlement fragmenté et d'un président de la République farouchement opposé aux partis politiques, il était évident que le bras de fer prendrait, tôt ou tard, une telle tournure, d'autant que le peuple tunisien a montré sa défiance et son ras-le-bol envers les formations politiques dans leur ensemble. Face à une Tunisie plongée dans de multiples crises politiques plus ou moins insolubles, le président Kaïs Saïed qui a mené, en 2019, campagne sur le thème d'une Révolution par le droit et d'un changement radical du système devait fatalement procéder au gel des activités de l'ARP et démettre de ses fonctions le Premier ministre Hichem Mechichi. Le président de la République «se chargera du pouvoir exécutif avec l'aide d'un gouvernement dont le président sera désigné par le chef de l'Etat», a-t-il assuré, à l'adresse d'un peuple tunisien visiblement soulagé. «La Constitution ne permet pas la dissolution du Parlement mais elle permet la gel de ses activités», a expliqué Saïed, s'appuyant sur l'article 80 qui autorise une telle décision en cas de «péril imminent» et décrétant la levée de l'immunité parlementaire pour l'ensemble des députés. Avec environ 18.000 morts pour 12 millions d'habitants, pour cause de Covid, la Tunisie subit une véritable tragédie dont les échos ont jalonné les nombreuses manifestations qui réclamaient le départ de Mechichi et leur cinglante hostilité envers Ennahdha, appelant le président Saïed, secondé par l'armée, à «la dissolution du Parlement».