Des ministres approuvés par l'Assemblée, sur la touche, et des ministres «bannis», encore en exercice. C'est le résultat du bras de fer des deux têtes de l'Exécutif, Kaïs Saïed et Hichem Méchichi. Blocage de la vie politique en Tunisie. L'Assemblée des représentants du peuple (ARP) a adopté, le 26 janvier dernier, un remaniement ministériel, présenté par le chef du gouvernement, Hichem Méchichi, et portant sur onze ministres. Le président de la République, Kaïs Saïed, a été juste informé de ce remaniement, auquel il était opposé et l'a déclaré haut et fort la veille, lors de la réunion du Conseil supérieur de la Sécurité nationale, en présence de Hichem Méchichi et du président de l'ARP, Rached Ghannouchi. M. Saïed a dit qu'il ne va pas appeler des ministres «suspectés de corruption et de conflits d'intérêts à prêter serment». Toutefois, Méchichi ne l'a pas entendu de cette oreille, fort qu'il était d'un soutien momentané de sa majorité à l'ARP. Le président Saïed a maintenu sa position et n'a pas appelé les ministres à prêter serment et la Tunisie est dans le blocage. Pour commencer par le commencement, Hichem Méchichi est un haut commis de l'administration, appelé par Saïed pour étoffer son cabinet. Il l'a ensuite nommé ministre de l'Intérieur au sein du gouvernement Fakhfakh, avant de le choisir en tant que chef du gouvernement, après la démission de Fakhfakh. Toutefois, les deux, Kaïs Saïed et Hichem Méchichi, ne disposent pas de blocs parlementaires nécessaires pour la stabilité gouvernementale. Méchichi a trouvé du soutien chez les partis Ennahdha, Qalb Tounes, Tahya Tounes et quelques blocs parlementaires ayant peur que le président Saied ne dissout l'ARP. Entre temps, des bruits ont circulé que Méchichi a noué des liens avec une ceinture de trois courants politiques qui sont Ennahdha, Qalb Tounes et le bloc Qarama et que le remaniement ministériel a été fait pour les satisfaire. Et, paradoxalement, certains noms, parmi les proposés pour occuper des portefeuilles ministériels, se trouvent impliqués dans des dossiers suspects. Dossiers suspects Ainsi, le nominé pour le ministère de la Formation professionnelle et de l'Emploi, Youssef Fennira, est fondateur et directeur général du Centre d'orientation et de reconversion professionnelle (CORP). De là à parler de conflit d'intérêts, il n'y a qu'un pas que les Tunisiens ont déjà franchi. Et ce n'était pas un hasard s'il n'a recueilli que 118 voix favorables à l'ARP, alors que d'autres ministres en ont recueilli autour de 140. Le nominé au ministère de l'Energie et des Mines, Sofiane Ben Tounes, est un proche de Nabil Karoui. Sa société a été citée dans l'affaire de lobbying de Nabil Karoui avec le Canado-israélien, Ari Ben Menashi, puisque le directeur juridique de la société Oscar Infrastructure Service, dirigée par Ben Tounes, n'est autre que l'avocat de Nabil Karoui, et son homme de main pour le contrat avec Ari Ben Menashi. Là encore, les soupçons sont forts et l'ONG I Watch les a révélés dès la publication de la liste par Méchichi. Les deux autres noms cités sont le ministre proposé pour la Santé, Hédi Khairi, soutenu par le bloc nationaliste de Ridha Charfeddine, gros bonnet de l'industrie pharmaceutique. Le Pr Khairi est critiqué, par le public, pour son comportement trop matérialiste dans l'hôpital public. Le 4e ministre, contesté par le président Saïed, est celui nominé pour l'Industrie, Ridha Ben Mosbah, pour être cité dans une affaire encore en justice. Dix jours sont passés et les choses n'ont pas bougé pour ce remaniement. Le président Saïed a exploité l'occasion de son entretien avec le secrétaire général de la centrale syndicale, l'UGTT, Noureddine Taboubi, pour exposer son interprétation de la Constitution, en rapport avec la prestation de serment des nouveaux membres du gouvernement. «Les suspects dans des affaires de corruption ou de conflit d'intérêts n'ont pas le droit de prêter serment», a assuré Kaïs Saïed, en rappelant que la justification de «procédures impossibles» ne s'applique pas au droit constitutionnel, en réponse à ceux qui ont proposé que les ministres nominés passent à l'exercice sans prêter serment, sous réserve des «procédures impossibles». Par ailleurs, les spécialistes du droit constitutionnel sont quasi unanimes pour dire qu'en vertu de l'article 72 de la Constitution, le président de la République est le garant de la protection de la Constitution. «Son interprétation de la Constitution est l'interprétation de dernier ressort, en l'absence d'un Tribunal constitutionnel», affirme le professeur de droit constitutionnel, Slim Laghmani. Donc, il ne reste à Méchichi et à l'ARP que d'écarter, d'une manière ou d'une autre, les ministres contestés, comme l'a proposé le député d'Ennahdha, Samir Dilou, qui a été suivi par les blocs Tahya Tounes et El Islah. Le mieux serait que ces ministres démissionnent, avant même qu'ils n'occupent leurs postes. L'autre issue, quoiqu'improbable, serait la démission de Méchichi. «Je le vois mal continuer à partager le pouvoir exécutif avec le président Saïed après tout ce qui s'est passé», selon Mustapha Ben Ahmed, le président du bloc parlementaire de Tahya Tounes. Mais, reprend le député, en politique tunisienne, «tout est possible». Advertisements