Plus le temps passe et plus les zones d'ombre s'épaississent. Dans la nuit du 26 au 27 mars 1996, sept religieux de l'Ordre des trappistes, citoyens français vivant en Algérie, dans la communauté monastique de Tibhirine, à 8 km au sud-ouest de Médéa, sont enlevés par un groupe armé se réclamant du GIA. Le 20 avril 1996, une cassette audio est envoyée par la direction du GIA et par l'intermédiaire d'un émissaire, «Abdullah», à l'ambassade de France à Alger. La cassette authentifiée permet de croire que, au 20 avril, les sept moines de Tibhirine étaient vivants et en bonne santé. Le 26 avril, soit plus d'un mois après l'enlèvement, un communiqué n°43 du GIA, portant en-tête et signature de l'émir Abou Abderahmane Amine, alias Djamel Zitouni, paraît au quotidien El Hayet, publié à Londres. Le communiqué revendique l'enlèvement des moines et propose un échange de prisonniers, entre autres, Abdelhak Layada, premier chef du GIA, incarcéré à la prison de Serkadji à Bab Djedid. Le 21 mai 1996, le communiqué n°44 du Groupe islamique armé, annonce, deux mois après leur enlèvement , l'exécution des sept moines de Tibhirine. Le 31 mai 1996, les autorités annoncent la découverte des sept corps sans vie des religieux français (en fait, il s'agissait de sept têtes, les corps n'ont jamais été retrouvés.). Le martyre des moines, les circonstances de leur enlèvement et le «cafouillage» dans les négociations qui avaient été menées de façon très discutable, ont réactivé il y a une année, l'enquête sur la véritable identité des auteurs de l'enlèvement. Des doutes ont été nourris et des interrogations sont venues se poser à longueur de lignes, sans que ceux qui détiennent des bribes d'informations réelles ne viennent atténuer la gravité des polémiques. Entre-temps, trois témoignages sont venus, l'un après l'autre, appuyer les doutes élagués par ceux qui avaient toujours soupçonné un «coup fourré». Celui, d'abord, de Abderahmane Chouchane, résidant actuellement en Grande-Bretagne, ancien capitaine instructeur dans l'armée algérienne, celui, ensuite, de Abdelkader Tigha, résidant actuellement aux Pays-Bas, ancien adjudant, et celui, enfin, de Mohamed Samraoui, résidant actuellement en Allemagne, et ancien commandant, lesquels, tous, créditent, sans apporter des preuves sérieuses, la thèse qui veut que le GIA soit un groupe largement contrôlé et infiltré jusqu'à la direction et, que Zitouni était un agent double placé à la tête du GIA. Mystère et doutes Le 9 décembre 2003, une plainte avec constitution de partie civile est déposée devant le doyen des juges d'instruction près le tribunal de grande instance de Paris, par Me Patrick Baudouin, avocat au Barreau de Paris, au nom des membres de la famille Lebreton et du père Armand Veilleux. C'est ainsi que, dix années après le drame des moines de Tibhirine, l'affaire ressurgit de nouveau et, avec elle, son lot de douleurs, de mystères, de doutes et de soupçons. Le président algérien, Abdelaziz Bouteflika, interviewé le 26 mars 2004 sur la chaîne d'information continue de TF1, LCI, et répondant à une question qui lui avait été posée par un journaliste français concernant l'assassinat des moines de Tibhirine en 1996, avait dit: «Toutes les vérités ne sont pas bonnes à dire à chaud», ajoutant dans la même réponse: «C'est flou pour l'instant. Lorsque j'aurai toutes les informations, je les dirai», laissant libre cours aux supputations les plus contradictoires. Lors de récents témoignages, faits à des chaînes de télévision françaises, Omar Chikhi, membre fondateur du GIA et membre du Conseil consultatif de l'organisation à l'époque, confirme la thèse de l'implication directe et exclusive, pour le compte du Groupe islamique armé, de Djamel Zitouni, qui aurait pris la décision de tuer les moines sans se référer à quiconque, après que les autorités françaises lui aient signifié qu'elles ne négocieraient pas avec le GIA. Au centre des polémiques, on retrouve toujours Djamel Zitouni, émir national du GIA et responsable direct de l'enlèvement des sept religieux français. De niveau moyen, chef de guerre redoutable (C'était lui le premier chef de la «katibate el-maout» (l'Escadron de la mort), qui activait dans la capitale entre 1993 et 1996), pour certains médias français, il peut s'agir d'un agent double, qui, manipulé et/ou malléable à souhait, peut se prêter à tous les jeux politiques qui pouvaient sous-tendre ses actions terroristes. L'homme, ainsi décrit, n'est qu'un alibi, derrière lequel se profile l'ombre menaçante des marionnettistes. L'objectif de l'enlèvement Pourtant, des repentis, membres de la direction du GIA, avaient bien raconté, à partir de 1998, comment Zitouni avait décidé, seul, et sans l'avis des «ahl el-hall war-rabt», instance suprême dans l'organigramme du GIA, d'enlever les moines trappistes dans le double objectif d'amener les autorités françaises à cesser d'appuyer le régime algérien et d'obtenir la libération de Abdelhak Layada, membre-fondateur et premier émir du GIA, d'octobre 1992 à juin 1993. Zitouni, entouré alors des seuls Antar Zouabri, Abou Rayhânâ, Diya Abdessamad et Redouane Abou Bacir, avait décidé de procéder au rapt des moines de Tibhirine. Un premier ordre avait été donné à Abou Chouâïb Ali Benhadjar, émir du bataillon de Médéa, lequel refusa d'obtempérer à celui qu'il considérait comme «déviationniste», après l'assassinat de Mohamed Saïd, Abderezak Redjem, Abdelouahab Lamara et Bachir Torkmane, tous cadres islamistes tués par la direction du GIA à Chréa. Devant ce refus, Zitouni donne ordre aux groupes de Bougara, Ouzera, Berrouaghia et Blida de prendre l'affaire en main. Grand adepte des «coups d'éclat médiatiques», Zitouni voyait le GIA plonger inexorablement vers la désagrégation totale. Contesté de toutes parts, il pensait, en consultant le seul cercle réduit de ses proches amis, réussir un coup de force. Peu avant sa mort, il avouait à certains chefs de kitabate, encore en vie aujourd'hui, qu'il avait été mal conseillé dans cette affaire des moines qui lui vaudra, par la suite, un désaveu total de la part de tous les émirs de katibate. Concernant la manipulation de Zitouni, il serait intéressant de revoir le «cursus islamiste» de celui-ci, depuis 1988, et le fait qu'il avait été toujours dans le sillage de Chérif Gousmi (qu'il remplaça d'ailleurs, à la tête du GIA en juillet 1994), pour ne pas tomber dans la facilité et la tentation de refaire les événements à sa manière. Le contexte de «Fin de règne du GIA» dans lequel était intervenu le rapt des sept religieux peut, à lui seul, expliquer, pour ceux qui connaissent l'histoire tumultueuse des groupes armés, les choix suicidaires de Zitouni. De 1994 à 1996, il ne quitta que deux fois les monts inexpugnables de Chréa, et lorsqu'il fut criblé de balles, en juillet 1996, entre Ouzera et Chréa, c'était pratiquement un émir seul, contesté et hyperviolent et qui s'était, depuis deux années, déjà coupé du monde des gens.