«Je n'avais pas l'intention de réaliser un film de serial killer. En revanche, je voulais faire un film sur une société devenue tueuse en série. Le film aborde la misogynie profondément ancrée dans la société iranienne, qui n'est pas particulièrement religieuse ou politique, mais culturelle. La misogynie se propage dans toutes les classes sociales à travers les habitudes des gens. En Iran, nous avons une tradition de haine envers les femmes, ce qui aboutit souvent à des drames terribles. La misogynie dans la société iranienne C'est ce que révèle, de la manière la plus cinglante, la trajectoire de Saeed Hanaei. Elle rend nécessaire de livrer plusieurs points de vue qui montrent une diversité d'opinions émanant de la société iranienne - les partisans de Hanaei et ses opposants», confie Ali Abassi, cinéaste iranien, établi au Danemark depuis deux décennies et auteur de «Holy Spide» («L'Araignée sacrée») ou «Les Nuits de Masheed». Présenté en Compétition officielle, ce film, inspiré de faits réels, qui ont secoué la ville sainte de Masheed, en 2000, aura laissé coi le public cannois, pourtant de plus en plus rompu aux exercices de style des plus éprouvants que le cinéma iranien ne cesse d'engendrer et qui font reculer chaque fois encore plus les limites de l'insupportable, mettant, au passage, à très rude épreuve les nerfs des gardiens du temple qui veillent, en principe, à protéger la société du «vice et de la violence». Masheed, réputée pour être le point nodal du pôle conservateur (par opposition à Téhéran, ville du pouvoir et de la décision politiques) est une ville rutilante, destination d'un des plus fiévreux pèlerinages des adeptes de l'Imam Ali, dont on célèbre ici, chaque année, le martyre de manière spectaculaire et dans un climat d'exaltation débordante. Une terre sacrée donc qu'un «ancien combattant» (appellation contrôlée dédiée aux vétérans de la guerre contre l'Irak, 1980-1988») se mit en tête de purifier des femmes de «mauvaise vie» qui hantent sa périphérie. Ombres furtives, telles des statues de marbre noir, elles attendent le client hypothétique pour gagner de quoi nourrir leur famille et s'acheter la dose d'opium quotidienne, qui leur permettrait de tenir tête à l'adversité de la société (qui n'hésite pas, pourtant, à utiliser leur service). Ce qui fait d'elles des cibles idéales pour ce tueur en série, au sourire avenant quand il s'approche, sur sa moto, de sa future proie. Maçon de profession, peu avare de sentiments amoureux de sa jeune femme, père d'un garçon et d'une petite fille, qu'il couve d'attention, Saeed, a aussi sa face sombre qui se manifeste par des attitudes de psychopathe addict. Téhéran, ville du pouvoir Il est à l'image de Masheed, l'opulente qui a du mal à cacher complètement son arrière- cour, celle où végètent les laissés-pour- compte du système et où la drogue fait des ravages que la proximité de l'Afghanistan voisin, en a fait un carrefour commerçant des drogues les plus dures. C'est à la lisière de ces deux mondes antagonistes, donc, que vit Saeed écartelé entre sa vie paisible, vie de père de famille et ses démons récurrents, alimentée par une soi-disant fetwa de son imam-traitant qui lui aurait inspiré cette opération de purification. Le tueur va donc s'adonner à ses méfaits, comme dans un état second, jouissif presque, puisqu'il prendra à chaque fois la peine d'appeler, à chaque fois, un journaliste pour lui indiquer le lieu où il abandonnait sa victime étranglée, selon un rituel réglé au détail près. La peur envahit la ville et les femmes en particulier, mais rien ne semble infléchir le serial killer. C'est dans cette atmosphère que débarque de la capitale une journaliste, décidée à faire aboutir son enquête sur ces féminicides. Elle hantera les faubourgs les plus mal famés de la ville sainte de Masheed pour finir par réaliser rapidement que les autorités locales ne sont pas pressées de voir l'affaire résolue.Son collègue sur place va essayer de freiner ses ardeurs, la trouvant peu prudente et le chef de la police local, de tenter de la séduire, que de lui fournir des éléments de l'enquête. Même le mollah-juge ne sera pas en reste, il lui débitera un discours des plus convenus, dans lequel il affirmera que la loi a pour devoir de protéger ses femmes, «qui se droguent ou se prostituent» parce qu'elles ne peuvent faire vivre leurs enfants autrement. «C'est la société qui est responsable de cet état de fait», assènera-t-il! Pendant ce temps «Saeed-Killer» poursuit son horrible opération de «purification». Jusqu'au jour où la journaliste décidera de lui servir d'appât. Sans trop tarder, il mordra à l'hameçon, mais parviendra quand même à s'enfuir avec sa future victime, sur son deux-roues, semant ainsi le journaliste qui lui servait de couverture. Par miracle, la journaliste ne sera pas la 17e victime au grand regret de l'illuminé tueur. Avec son arrestation, la passivité présumée des autorités locales deviendra une réalité bien tangible, qui fera de céder la place à son corollaire direct, celui qui mettra en lumière la complicité du clergé local, qui, après un simulacre de procès qui débouchera sur une condamnation à 12 peines de mort, une centaine de flagellations et une indemnité conséquente aux bénéfices des familles des victimes, échafaudera, en coulisses, un plan d'évasion des plus simples, une sortie par une porte dérobée donnant sur la route où une voiture devrait l'attendre pour l'emmener le plus loin possible. C'est que, comme le craignait la journaliste-enquêtrice, les méfaits criminels de cet homme, ont trouvé nombre d'oreilles attentives qui ont tôt fait d'en faire le bras vengeur de la «vengeance divine». Devant la prison, les sit-in de soutien se multiplient. Ce qui convaincra le jeune fils de Saeed de la justesse de l'action de son tueur de père. «Dans un monde normal, il est évident qu'un homme qui a assassiné 16 êtres humains serait considéré coupable. Mais, en Iran, c'était différent: une partie de l'opinion publique et des médias les plus conservateurs se sont mis à encenser Hanaei en héros. Ils étaient convaincus qu'il n'avait fait qu'accomplir son devoir religieux, consistant à nettoyer les rues - autrement dit à assassiner ces femmes «impures». C'est à ce moment-là que j'ai eu l'idée d'en faire un film» dira Ali Abassi. Comme il a eu aussi la bonne idée de confier l'enquête à une journaliste femme qui va aussi faire en marge de son enquête un travail d'introspection qui va la mettre en face de ses déchirements internes intimes. Et c'est Zar Amir Ebrahimi, une grande star du petit écran, qui se mit à la tâche. Auparavant, victime d'une malveillante opération de harcèlement qui la mena aux portes du tribunal, avant de se raviser et de quitter précipitamment l'Iran. La sélection du film à Cannes, lui permis de passer de statut de pestiférée à celui de l'icône réhabilitée, des milliers de messages lui sont parvenus des quatre coins de son pays natal. «C'était comme si les murs érigés par peur ou par esprit de compétition s'étaient enfin effondrés», se réjouit Zar Amir Ebrahimi, «C'est la première fois que tout le monde est heureux pour nous, les femmes iraniennes indépendantes. (...) J'espère que, si jamais j'ai une fille, elle sera comme vous, forte et brillante», lui a écrit un Iranien sur Instagram, «Payam», âgé de 28 ans. «Des messages comme celui-là, j'en ai reçu des centaines par minute, tous très positifs. J'étais comme dans un rêve, explique Zar Amir Ebrahimi. J'avais une envie insatiable de lire, lire et lire. C'est la première fois que tout le monde est heureux pour nous, les femmes iraniennes indépendantes.» Ces propos venus de l'intérieur de l'Iran entrent comme en résonnance avec ceux du réalisateur Ali Abassi: «Je n'avais pas l'intention de réaliser un film de serial killer. En revanche, je voulais faire un film sur une société devenue tueuse en série. Le film aborde la misogynie profondément ancrée dans la société iranienne, qui n'est pas particulièrement religieuse ou politique, mais culturelle. La misogynie se propage dans toutes les classes sociales à travers les habitudes des gens. En Iran, nous avons une tradition de haine envers les femmes, ce qui aboutit souvent à des drames terribles. C'est ce que révèle, de la manière la plus cinglante, la trajectoire de Saeed Hanaei. Elle rend nécessaire de livrer plusieurs points de vue qui montrent une diversité d'opinions émanant de la société iranienne - les partisans de Hanaei et ses opposants». Et en guise de conclusion, l'auteur de «Border» (Un Certain, Regard 2018), Ali Abassi de préciser: «Les Nuits de Masheed» n'est pas conçu comme une action politique contre le gouvernement iranien. Il ne s'agit pas d'éreinter, une fois de plus, les sociétés corrompues du Moyen-Orient. La déshumanisation de certaines communautés, et en particulier des femmes, n'est pas spécifique à l'Iran, mais existe, sous des formes diverses, aux quatre coins du monde. Pour moi, le film raconte une histoire précise, autour de personnages particuliers, et ne se veut pas un film à thèse dénonçant certains problèmes sociaux. On n'a pas souhaité que le parcours et la personnalité de Saeed prennent le pas sur le reste.».