Liège est depuis toujours un studio à ciel ouvert pour les frères Dardenne, qui ont su regarder avec réalisme, mais aussi tendresse ce paysage sinistré par la désindustrialisation qui aura connu la prospérité, avec l'âge d'or de l'industrie sidérurgique, avant de tomber dans une morosité déprimante. Et à la Meuse de border Liège, l'opulente ou l'appauvrie. immuable. Pour le neuvième film donc, le duo belge a choisi avec «Tori et Lokita», de suivre le parcours chaotique de jeunes migrants, venus du Bénin par la filière classique bien rodée par des passeurs africains peu philanthropes, dans leur combat quotidien pour obtenir le précieux sésame, la carte de réfugié, qui leur permettrait d'envisager, enfin, une vie plus stable et résolument tourné vers l'avenir. Sauf que d'emblée, les Dardenne abattent la première carte, le garçon et la fille sont loin d'être frère et soeur comme ils tentent de l'expliquer à l'enquêtrice chargée de dresser leur profil exact. Tori, un garçon, d'à peine 14 ans, les choses sont allées très vite, identifié comme «enfant-sorcier» dans son village et donc menacé, un jour où l'autre d'être sacrifié, au nom de croyances païennes, il sera régularisé. Quant à Lokita, sa présumée soeur, elle n'eut pas le même bonheur, l'ordre de quitter le territoire lui a été intimé et elle n'eut d'autre solution que de plonger dans la clandestinité et d'accepter la proposition de son «employeur», un pizzaïolo à l'accent albanais, de passer du poste de livreuse de pizzas (et de drogue) avec le jeune Tori, à un autre emploi, dans les caves d'une friche industrielle où elle serait chargée de la surveillance d'une serre clandestine de culture de plants de cannabis. Un job d'outre-tombe, au sens littéral du terme. Lokita sera coupée du monde et dans un état d'esclavage moderne des plus abjects, avec en «prime» un droit de cuissage ponctuel, selon l'humeur du moment. Tout cela finira mal, par son assassinat lors d'une tentative d'évasion concoctée par son fidèle ami Tori. Elle sera tuée, dans un sous-bois, par l'homme de main de son employeur... C'est d'une violence à laquelle ne nous avaientt pas habitués, jusque-là les frères. Même si elle ne semble pas du tout anachronique, pour ceux qui ont examiné de prés la démarche philosophique de ces deux réalisateurs. Il y a encore plus de colère ici, chez les Jean-Pierre et Luc Dardenne, l'aphonie de leur cri renseigne Leur cinéma rejoignant alors le questionnement shakespearien, celui d'être ou de ne pas être qui devient: «Tuer ou ne pas tuer!». «Ce glissement de la problématique du mourir à celle du tuer reste au coeur de l'éthique cinématographique des Dardenne» signale une spécialiste de Levinas et des Dardenne. La pensée des deux cinéastes philosophiquement parlant, emprunte pour ce faire un paradigme de Nietzsche pour faire monter ou descendre l'échelle de la honte, de l'immoralité à leurs personnages. Le souci cardinal devient alors l'altérité entre les différents sujets: sujet-film et sujet spectateur. Peut-être que Deleuze slalomant entre l'espace-temps et l'espace-image y trouvera aussi son compte ici aussi. De même que c'est dans l'emploi de comédiens non professionnels que leur cinéma trouvera toute sa nouveauté, afin d'éviter une cristallisation de la forme. Du coup, l'idée que les films de Jean-Pierre et Luc Dardenne se ressembleraient tous, paraît moins probante. Filmer le dos chez eux, par exemple, serait une façon de situer le moment qui précède, le moment d'avant. L'après reste inchangé, Levinas y veille, sauf, peut-être, dans «Tori et Lokita» où il semble bien qu'il y a comme un désir de tenter l'anathème, Le meurtre caractérisé. «On n'est pas des génies, on est lent... C'est la modestie de l'artisan, il faut du temps pour faire les choses. À chaque fois, on recommence à zéro, créer une relation entre la caméra et le récit, le rythme d'une scène, d'une démarche, c'est long» (Jean-Pierre et Luc Dardenne). Applaudi pendant de longues minutes, dans la grande salle Lumière «Tori et Lokita», neuvième film des Dardenne, reste cependant plombé par l'absence de cette malice qui leur avait réussi les fois précédentes lorsqu'ils remportèrent par deux fois la Palme d'or pour «Rosetta» (1999) et «L'Enfant» (2005). Scénaristiquement, le problème se situerait, sans doute, au niveau de l'arc de la deuxième partie, plus précisément à partir de l'évasion des jeunes Tori et Lokita et la course poursuite qui s'ensuivit. Comme si on leur déniait, à ces deux héros principaux (Tori et Lokita), le droit d'être les protagonistes d'une vraie fiction avec ses impromptus et ses imprévus. Le dernier turn-point, tragique, n'aura eu pour effet que de «documentariser» un propos, avec le risque de le transformer en discours, un de plus? Sans compter le fait que dans ce film, la Belgique est montrée sous le seul (?) costume du législateur et du gardien des lois, laissant le rôle des malfrats et autres bandits en col blanc ou bleu, aux résidents d'origine étrangère, jusqu'à la plaque d'immatriculation hollandaise. Pour les frères Dardenne, ce film est dédié à «tous les Tori et Lokita qui se trouvent en Europe. C'est pour continuer d'exiger qu'on change les lois pour l'accueil des exilés et particulièrement des jeunes...». Dont acte. En attendant et de par ces injustices et ces méfaits, la Meuse reste aussi sombre. Propos de Jean-Pierre et Luc Dardenne: «Le thème et la thématique» «C'est seulement lorsque nous avons pensé qu'une telle amitié pouvait être le noyau de notre film que nous avons senti que nos deux personnages principaux, Lokita et Tori, devenaient des êtres humains vivants, uniques, qu'ils sortaient du destin médiatique de ces jeunes migrants qu'on appelle les ''Mena'', ''les mineurs étrangers non accompagnés'', qu'ils échappaient à l'illustration d'un cas, d'une situation, d'un thème, d'un sujet. Non pas que leur situation n'ait pas d'importance. Absolument pas. Au contraire leur situation d'adolescents exilés, solitaires, exploités, humiliés a pris du relief grâce à leur relation qui se fortifiait en ripostant à cette situation et, l'air de rien, notre film est devenu aussi un film de dénonciation de cette situation violente, injuste, vécue par ces jeunes en exil dans notre pays, en Europe. Pour Lokita l'adolescente et Tori le garçon à peine sorti de l'enfance, tous deux venus d'Afrique, du Cameroun et du Bénin, l'amitié est non seulement le fait d'être présent l'un pour l'autre, de s'entraider pour payer les passeurs, régulariser leur situation, trouver des boulots au noir, envoyer de l'argent à la famille, etc... mais aussi le fait de ne pouvoir être l'un sans l'autre, de s'aimer comme frère et soeur, de faire famille pour ne pas être seul dans le noir avec ses cauchemars, pour être consolé par un geste, une parole, une chanson, pour ne pas sombrer dans la solitude et ses crises d'angoisse. Sur la technique... La manière dont nous avons décrit dans notre scénario la relation entre les corps de Tori et Lokita, l'importance que nous avons donnée à leurs jeux, leurs échanges d'accessoires, leurs chansons à deux voix, les gestes maternels qu'ils ont l'un pour l'autre vous fera sentir combien notre caméra et notre micro vont être à l'écoute de tous les détails des corps, des gestes, des regards, des voix qui disent, suggèrent cette amitié permettant de résister aux épreuves de leur difficile condition d'exilés et se révélant être le refuge d'une précieuse dignité humaine préservée au milieu d'une société de plus en plus gagnée par l'indifférence, sinon par le cynisme de ses intérêts.».