L'Expression: Que pouvez-vous nous dire d'emblée à l'occasion de l'anniversaire du décès du géant El Hachemi Guerouabi? Youcef Dris: Le décès d'un être cher est l'une des choses les plus difficiles que nous ayons à traverser. L'anniversaire ou le jour de commémoration d'un décès peut amener son lot d'émotions complexes, de la tristesse et de l'anxiété. Perdre quelqu'un d'aussi proche est l'une des choses les plus difficiles à vivre, car sa disparition et son absence envahissent votre vie pour longtemps. Si certaines personnes s'en sortent bien et savent gérer le deuil, pour les plus proches comme nous sa famille, le processus est encore aujourd'hui accablant. Notre désir est de le garder vivant dans notre mémoire. Nous faisons en sorte qu'il ne soit jamais oublié car nous avons tellement de choses qui nous le font rappeler. En ce jour anniversaire, il y aura des instants difficiles, des larmes, de la tristesse, mais ce sont des émotions qui parfois valent le coup d'être ressenties. Parlez-nous du lien de parenté qui vous lie au regretté, comment se déroulaient vos contacts familiaux? Hadj El Hachemi Guerouabi Allah Yerrahmou, était mon oncle maternel. Nos relations existaient depuis très longtemps, puisqu'il n'y a pas une grande différence d'âge entre lui et la fratrie Dris. Lorsque ma regrettée mère; sa grande soeur, s'est mariée à Tizi Ouzou, le petit El Hachemi avait à peine 4 ans. Ma mère est restée tout le temps en contact avec sa tante paternelle Taous et son oncle Belgacem qui élevèrent le petit Guerouabi et ses deux autres soeurs. Et dès l'âge de 5 ans, lorsque ma maman, pour une raison ou une autre ne venait pas à Alger, Ce sont les parents adoptifs d'El Hachemi et de ses soeurs qui faisaient le trajet Alger/ Tizi Ouzou pour rendre visite à leur nièce. Ce qui veut dire que dès 1943 et jusqu'à l'âge de 10 ans, le petit garçon venait régulièrement à Tizi 0uzou pour quelques jours de vacances. Il fréquentait les jeunes de Aïn Hallouf avec lesquels il faisait des parties interminables de football au terrain improvisé qu'était Essefsafa (la saulaie). Ces copains de jeu avaient pour noms: Djarrane, Hermez, Mâchou, Bribou moh Essaïd etc. Mon père allah Yerrahmou était horloger et réparait aussi les phonographes (ancêtres du lecteur de CD). Il jouait de plusieurs instruments et avait toujours sa mandoline suspendue à l'arrière-boutique de la rue de la Paix. Dès l'âge de 10 ans, le jeune El Hachemi tentait de jouer avec cette mandoline, mais écoutait surtout les disques 33 tours et 78 tours que mon père mettait sur le plateau de l'appareil une fois réparé, pour l'essayer aux clients. M'rizek était le chanteur préféré du petit Gerrouabi. Est-ce ce qui suscita sa vocation? Je ne pourrais m'avancer à l'affirmer. Vous avez suivi sa progression artistique fulgurante de près ou bien étiez-vous trop occupé et préoccupé à l'époque? Lorsque le jeune Guerrouabi quitta l'école «Olivier» de Belcourt où il était scolarisé, il fut recruté par le club de football de «La Redoute», car très jeune, il était un redoutable attaquant. Il joue sa dernière saison de footballeur en 1951-52 sous les couleurs de la Redoute AC en tant qu'ailier droit. Et pour l'aider un peu, les dirigeants du club lui trouvèrent un poste d'apprenti menuisier. Mais déjà, il s'intéresse particulièrement à la musique au début des années 1950, et allait voir et écouter les chanteurs châabis, M'rizek en particulier, qui se produisaient dans les cafés de la Casbah. Etant moins sérieux aux entraînements car il veillait très tard, il quitta le football et exerça de petits métiers dans le bâtiment (peinture, électricité, menuiserie). Il travailla pour une entreprise qui s'occupait, entre autres, de la sonorisation des spectacles, et lors des travaux dans les chantiers, le jeune El Hachemi qui avait alors 16 ans, chantait à ses camarades qui étaient ravis de ces intermèdes musicaux. Un jour, l'entreprise installait la sonorisation de la salle Pierre Bordes (Ibn Khaldoun) et pour les«balances», on demande à l'Hachemi de prendre le micro et de chanter. La salle était à moitié pleine, et le jeune Guerouabi chanta Megrounet Lehwadjeb. Le hasard a voulu qu'un certain Mahieddine Bachtarzi (découvreur de talents) fût présent dans la salle. Premier contact, premier contrat, il n'avait que 17 ans. Il fit des tournées avec la troupe théâtrale de Bachtarzi et s'adonna à la comédie où il fit sensation. Il se lança aussi dans la chanson et fit les «premières parties» de chanteurs connus comme Abderrahmane Aziz. Et c'est ainsi que commencera une carrière des plus admirables pour ce jeune homme de Belcourt. Nous avons suivi son parcours dès le début, et nous avons apprécié son talent, sa prestance et son aisance sur scène. Parlez-nous donc de Guerouabi l'artiste... Jeune premier, il devint vite la coqueluche des jeunes Algérois, si bien que beaucoup attendait devant la porte de son domicile à l'Allée des Muriers prolongée (Dar El Babor) pour voir comment il était habillé afin de l'imiter, et surtout se coiffer comme lui, «A la Guerrouabi» disaient-ils aux coiffeurs algérois de l'époque. Je l'apprécie en tant qu'oncle, mais aussi en tant qu'artiste en devenir. Pour avoir été proche de lui et pour avoir partagé des moments de sa quotidienneté, je témoigne qu'il était d'une grande générosité, qu'il était excellent interprète à la diction parfaite, au verbe recherché et à la mélodie apaisante. D'ailleurs, «son chaâbi» privilégiait largement les variantes improvisées. Il avait une mémoire extraordinaire, et apprenait ses textes par coeur. Chaque exécution d'un morceau semble être un acte créateur unique, fugitif, auquel le public participe avec chaleur. La qualité des poèmes des grands bardes (Bensalhla, Ben Msayeb, Ben Slimane, El Maghraoui etc..) était l' atout des chansons qu'il interprétait. Si le chaâbi algérois s'est constitué autour des figures de El Hadj Nador, M'hamed el Anka et M'rizek, notre Guerouabi s'affirma dès la fin des années cinquante comme l'un des phares de la jeunesse algéroise. Ce novateur autrefois critiqué par les «gardiens» de la tradition pour ses mises vestimentaires à la mode, - il introduisit sur la scène le costume occidental - Il devint vite le maître incontesté d'un genre voué à évoluer avec ceux dont il se proclamait le porte-parole. Il avait enrichi le répertoire, il innova, imposant un style à la fois sobre et moderne. Le maître qu'il devint, interprétait beaucoup de «standards», puisés dans le répertoire traditionnel du melhoûn, ainsi que dans le chant classique (gharnâti) ou populaire (hawzi) de Tlemcen. Son style alerte et sa diction impeccable facilitaient, mieux que tout autre, la compréhension de textes réputés hermétiques et leur redonnait une nouvelle vie. Depuis de nombreuses années, sans délaisser pour autant le répertoire profane, Guerouabi a fait également revivre le nabawì, chants d'éloges à Dieu et au prophète(Qsssl), empreints de ferveur mystique. Etiez-vous sûr qu'il allait atteindre la dimension à laquelle il allait aboutir quand il avait commencé sa carrière artistique? Comme tous les chanteurs de cette expression artistique issue du peuple, Guerouabi était né pour chanter. Il était doué pour interpréter presque tous les thèmes: l'amour, la pauvreté, l'émigration, l'exil, l'amitié, la jeunesse, son amour pour son pays, l'Algérie, mais aussi les thèmes religieux: la foi en Allah, l'amour du Prophète(Qsssl), les fêtes religieuses... Ce natif du quartier populaire de Belcourt est devenu en peu de temps, un artiste transgénérationnel et au gré de sa carrière, sa popularité était restée toujours aussi forte chez les jeunes que chez les vieux. Il ne faut pas oublier qu'au début de sa longue carrière, il avait obtenu deux prix au Music Hall El Arabi, ce qui le propulsa devant la scène de l'opéra d'Alger dès 1953. Suave, claire et forte, la voix de Guerouabi est très virile, mais elle permet de chanter toute sorte de sujets. C'est avec des artistes comme lui que le chaâbi a pu s'adapter et conquérir une audience en dépit de l'invasion des chansons occidentales et orientales, notamment égyptiennes. El Hadj Guerouabi avait un talent unique et irrésistible dans l'univers de la musique algérienne. Chanter était sa destinée. Son talent, à lui seul, était-il suffisant pour faire de lui le monument qu'il est devenu ou bien avait-il d'autres qualités et d'autres atouts? Le «Rossignol», comme on le surnommait, a réussi à inscrire son nom parmi les grands interprètes de ce genre musical, à côté d'autres artistes de l'époque. Apprécié pour sa diction extraordinaire qu'il doit en partie à son passage à la comédie, Guerouabi maîtrisait parfaitement la langue arabe, et écrivait ses textes dans cette langue, contrairement à certains chanteurs de sa génération qui transcrivaient les poèmes épiques en caractères latins. Et parfois, on constatait que ce mode de transcription causait du tort aux interprètes, car certaines lettres écrites en français n'avaient pas la même signification dans le texte. Par exemple, dans la chanson KIF AAMALI OU HILTI de Bensahla, on trouve ce vers: Elli Wedj'hou s'lib, faalou yaatik el kh'bar. Transcrit en caractère latin, slib veut dire fou, or, en réalité et écrit en caractères arabes on emploie ç'lib (avec un çad emphatique) ce qui signifie croix, voire inexpressif. L'arme de notre cheikh est la diction parfaite. En plus de son talent, Guerouabi est doté d'un QI très élevé. Il vous parlera de tous les sujets et a réponse à tout. Mais sa plus grande qualité était son humour et un langage recherché. Il use souvent de métaphores et de paraboles, et on apprécie sa compagnie, même si certains le jalousaient pour toutes ces qualités. Comme tous les grands artistes du chaâbi, Guerouabi n'a pas chanté pour les seuls Algérois. Il avait une audience très large d'Algériens et même de Maghrébins puisqu'il est aussi écouté au-delà les frontières. Depuis ses débuts, il a su conquérir le coeur du public algérien et maghrébin grâce à sa voix envoûtante et son charisme. Il était réputé pour ses performances époustouflantes à interpréter des qacidate, et sa jovialité communicative. Il a ainsi conquis les scènes algériennes et même européennes lors de nombreux concerts privés et autres tournées. Il savait captiver son public et offrir des expériences inoubliables à ses fans. Certaines de ses chansons sont intemporelles, et vivent encore dans l'espace musical actuel. Comment est née l'idée d'écrire une biographie sur Guerouabi? Ayant suivi avec assiduité tout son parcours professionnel, et vu que dans notre famille et de par mon père, nous avons un lien étroit avec la musique, il était normal que nous appréciions la musique et la chanson. Lorsque Guerouabi montrait des signes de fatigue, et pour pérenniser son oeuvre monumentale, j'ai voulu faire vivre ou revivre son art, ainsi que les supports, les thèmes, les techniques et les personnes qui l'ont inspiré. Je voulais transmettre l'histoire de sa vie, ses valeurs aux futures générations, afin qu'elles puissent mieux connaître et comprendre son parcours et honorer sa mémoire comme nous le faisons ici. Et comme les principales raisons qui poussent ses proches et ses fans en particulier à lire sa biographie sont un désir d'en apprendre davantage sur lui avec un souhait de s'identifier à lui, j'ai commencé à écrire un manuscrit, et pris langue avec lui pour lui faire part de mon projet. Il était déjà «fatigué». Il a lu mon premier jet et corrigea quelques dates et lieux sur le manuscrit même. Et me donna son accord. Je lui avais précisé que tous les droits d'auteur de ce livre une fois paru, iraient à une association caritative. Pour ce qui est des droits d'auteur, je les ai versés en intégralité à l'association des enfants cancéreux d'Oran, comme je le lui avais promis. Dans tous les cas, en rédigeant sa biographie, j'ai tenté de transmettre... une histoire de vie, des valeurs à toutes celles et tous ceux qui l'on connu et apprécié, afin de ne pas oublier... ce que l'on a vécu, les évènements et les émotions qui s'y rattachent, laisser une trace pour nous tous, et mesurer le chemin parcouru. Ecrire sur Guerouabi, cet oncle omniprésent, c'est un peu un dialogue avec moi-même. Dix-sept ans après son décès, Guerouabi demeure indétrônable, comment expliquez-vous cette immortalité? De tous les artistes qui ont nourri l'imaginaire musical de l'Algérie, ce sont des mélopées comme, 'El Harraz', Youm El Djemaâ, El Barah, Korsani Ghannem etc. qui ont le plus marqué la vie du défunt El Hachemi Guerrouabi. Depuis le milieu des années cinquante à l'heure de l'irruption de Guerouabi sur le terrain musical'', le Belcourtois de naissance et de coeur commençait à fréquenter assidument la casbah d'Alger, le quartier de la Marine et les cafés emblématiques d'Alger, et a côtoyé les meilleurs artistes de ces années-là pour finir par devenir l'un des leurs, et le meilleur. Mais même si le rossignol s'est tu pour toujours, sa voix langoureuse qui a chanté avec tant de passion, de chaleur et de générosité le chaâbi, plus particulièrement le haouzi, pour des générations de mélomanes est toujours présente dans les esprits, bien qu'elle appartienne, désormais au passé. El Hachemi Guerouabi, l'un des derniers grands maîtres de la musique populaire, certainement le plus estimé à travers le territoire national, a tiré sa révérence dans la nuit de lundi au monde artistique, suite à une maladie à laquelle il a résisté de toutes ses forces mais qu'il n'a, hélas, pas pu vaincre. Il est parti avec ce même sourire, un tantinet espiègle, qui l'a toujours accompagné et qui l'avait rendu familier à des milliers et des milliers de fans d'ici et d'ailleurs. Grâce à sa voix veloutée, mélodieuse, envoûtante portant en elle la magie de transporter les âmes sensibles au-delà du temps, il restera toujours présent dans les coeurs et les mémoires. Celui qui est considéré comme l'une des grandes figures du chaâbi contemporain nous a donc quittés dans la douleur, mais demeure toujours présent dans notre espace.