La nuit tombée, les passants sont les rois du quartier en lumière. Ici, les automobilistes sont de simples intrus. Le poumon d'Alger se porte toujours bien en ce mois de Ramadhan 2006. Bab El Oued n'a pas tourné le dos à la tradition et respire toujours la joie de vivre. Comme à son habitude, le quartier grouille de monde et il fait toujours bon d'y vivre. Même si les affres du malaise social né des bouleversements socioéconomiques et politiques de l'Algérie post-90 sont palpables. Quartier populaire par excellence, ses habitants sont habitués à passer le mois sacré dans une ambiance particulière. En cette dernière ligne droite de l'exercice des musulmans au jeûne, une autre date phare se profile à l'horizon, le jour de l'Aïd. Jour de fête des jeûneurs et des enfants déjà excités à l'idée de s'offrir de nouveaux habits, des cadeaux et un peu d'argent de poche. Période d'angoisse, par contre, pour les pères de famille à la bourse modeste, saignés par la succession d'événements impliquant des dépenses faramineuses. Ruineuses, même, pour certains, à l'image de ce quinquagénaire, fonctionnaire dans une administration de la capitale qui supporte mal la situation financière. Ali est le responsable d'une famille de sept personnes. Attablé autour d'un café, un mégot de cigarette entre les lè-vres, il accepte volontiers de nous parler de son quartier et de sa vie quotidienne. Les soucis d'un quotidien difficile C'est dans ce café de la rue Colonel Lotfi, artère principale de Bab El Oued, qu'il vient chaque soir, évacuer les soucis quotidiens qui ne le lâchent pas d'une semelle. Avec ses amis, il tente de sortir de cette morosité qui le tient en tenaille. «c'est le seul moment de la journée où je me libère de cette vie qui nous fait souffrir», dit-il, avec un soupir qui en dit long sur son état d'âme. «Faire nourrir une famille avec un salaire qui ne dépasse pas les seize mille dinars est une véritable gymnastique qu'à notre âge, il est peu recommandé de faire», ironise-t-il. Pour s'en sortir cette fois, il compte faire un emprunt chez un ami. Il n'en dira pas plus. Sur le coup, il reçoit un appel sur son téléphone portable de fortune. Il s'excuse et prend congé de nous, des invités l'attendent à la maison. Son visage fermé montre bien qu'il n'est pas content de la nouvelle. L'occasion, pour nous,de faire un tour dans les ruelles de cette vieille cité algéroise pour voir de près ce qui distingue les journées de Bab El Oued City des autres coins d'Alger. On se mêle volontiers à la foule immense. Difficile de se frayer un chemin. Même les voitures donnent l'impression de nager au milieu de cette marée humaine. Impressionnant. Pour accéder à Bab El Oued, la nuit, en voiture, il faut avoir beaucoup de patience et un art consommé de la conduite automobile en «territoire libéré» des piétons. La nuit tombée, les passants sont les rois du quartier en lumière. Ici, les automobilistes sont de simples intrus. Pour peu, on dirait qu'ils rasent...les routes. Pour se promener dans le ventre mou de Bab El Oued, il est conseillé de laisser sa bécane à l'entrée. En cette soirée de la dernière semaine du mois sacré, les ruelles sont bondées. Il est 21 h passé, et les mosquées Ettaqwa, Essuna et El Feth viennent de déverser des vagues supplémentaires de personnes ayant terminé la prière des tarawih. Des familles entières sont aussi de la partie. Une véritable scène de pèlerinage s'offre à nous. On vient de la Casbah voisine, des hauteurs de la ville et de la banlieue et des quartiers périphériques sevrés d'une telle ambiance. L'occasion est propice pour faire les achats nécessaires aux enfants, car on dit toujours qu'à Bab El Oued, on peut faire de bonnes affaires. En déambulant sur les trottoirs, le visiteur est frappé par les couleurs gaies, faites de jeux de lumière et de ballons de baudruche accrochés sur les étals des produits vestimentaires aménagés à l'entrée des immeubles, transformés en la circonstance en boutiques. Ce qui ne fait pas que des heureux parmi les commerçants de la cité qui font face, malgré eux, à une concurrence déloyale. Farid, propriétaire d'un magasin de prêt-à-porter féminin n'est pas content du tout: «C'est une situation insupportable pour nous commerçants qui travaillons dans la légalité et qui payons nos impôts, que de voir des ´´boutiques-champignons´´ éclore ici et là, à chaque coin du quartier, si les prix qu'ils affichent sont intéressants pour les clients, ils doivent savoir que ce commerce est illicite et porte préjudice aux commerçants déclarés qui en font leur gagne-pain tout au long de l'année». Le silence des autorités locales reste incompréhensible aux yeux de Farid et ses collègues. Sur place, il est facile de constater que les produits proposés aux consommateurs sont estampillés du label chinois, bon marché. Les prix sont, certes, raisonnables mais la qualité laisse à désirer. Une femme près de nous négocie une paire de chaussures pour son fils. Le prix proposé fait trembler son portefeuille. Elle tente de convaincre l'adolescent qui fait office de propriétaire des lieux, mais ce dernier ne bronche pas. «Madame, lui explique t-il, moi je ne suis qu'un vendeur, les prix ce n'est pas moi qui les fixe» et de l'appâter à sa manière: «Tout ce que je peux vous faire, c'est une réduction de 50DA, rien de plus». La vielle dame n'est pas convaincue et promet de revenir plus tard. Stop. Direction la placette El Kettani. De là une vue panoramique de la Corniche allant de Bab El Oued à Bologhine nous saisit. Le tableau qui s'offre à nos yeux est féerique. La mer silencieuse est juste là. Ses vagues dansent avec les reflets de lumière des réverbères installés tout le long du front de mer. Elle nous fait rappeler qu'Alger est, aussi, une ville côtière parce que, quand on est pris par le rouleau compresseur de la vie citadine, on oublie vite les bienfaits de Mare Nostrum. Et, surtout, sa douceur bleue. Sur place, les bambins s'adonnent à la pédale. Les vélos font des va-et-vient incessants qui vous donnent le tournis. L'insouciance avec laquelle ils rasent les passant nous fait rigoler. Les cris de joie fusent. Il y a de l'énergie et de l'électricité dans l'air. Ces espaces sont déconseillés aux personnes âgées. Nous abordons, de suite, deux jeunes qui habitent l'immeuble d'en face. Ils sont là, assis sur un banc, sirotant une tasse de thé. La discussion est vite entamée. Hassan parle de son Mouloudia version Braci et de l'événement qui fait l'actualité dans le fief des Mouloudéens, l'assemblée générale du MCA. «Le président actuel a fait son temps, pense-t-il, il doit comprendre qu'il n'est pas éternel et laisser la place à d'autres pour apporter un nouvel élan à l'équipe qui a les moyens de décrocher le titre cette année, d'autant plus que le club rival, qu'il ne cite même pas (Usma), va très mal». Son ami Hafid, quant à lui, le rappelle à l'ordre et lui conseille «de penser à se tirer d'ici» et d'aller rejoindre leur ami commun «qui a réussi à s'envoler de l'autre côté de la Méditerranée». Hassan est pris de court. Sa réplique est instantanée. «Même là-bas, on ne parle que du mouloudia, dit-il, c'est dans le sang. Moi j'ai aussi cette chance de me défouler chaque week-end au stade en attendant le grand voyage». Pour le moment, nos jeunes amis s'affairent à se procurer l'argent qu'il faut pour «el harba». On apprendra ainsi qu'un voyage en «harraga» à partir de Aïn Témouchent coûte la bagatelle de seize millions de centimes. Des pêcheurs se chargent de vous larguer sur les côtes espagnoles. «Nos amis ont fait l'expérience, c'est du solide mais le prix est fort!», s'exclame Hafid. Salutations d'usage, et on quitte nos deux rêveurs les laissant préparer leurs plans pour un voyage incertain. On passe par le jardin Taleb Abderrahmane, un des rares espaces verts encore existants dans ce grand quartier populeux où l'air marin se mélange à l'intense humidité qui ronge les façades des bâtisses du front de mer. De par la concentration dans les lieux de personnes âgées, on se croirait dans un asile pour vieux retraités qui s'adonnent à d'interminables parties de dominos. Les cafés, c'est le seul lieu de rencontre qui s'offre à cette catégorie de la population en mal de loisirs. On vient ici pour tuer le temps. Pas plus. L'endroit est égayé par la présence de bambins qui s'adonnent à des jeux de course-poursuite et de tours de vélos. Un peu de joie qui donne à ces lieux une ambiance qui casse avec les visages tristes et marqués par la vie de ces vieux. On continue notre randonnée et passons à l'autre extrémité de ce quartier mythique. Du côté de l'entrée est qui fait face au bâtiment de la Direction générale de la sûreté nationale. El Bahdja, la bien gardée Un autre décor est planté avec des sonorités familières qui fusent du café du coin, El Bahdja, qui porte bien son appellation. Les airs de chaâbies attirent l'attention aussi bien des passants que des automobilistes qui lèvent le pied de la pédale pour saisir quelques secondes de bonheur qui hante les lieux. Les gens avertis ont fait de cet espace un lieu de rencontre permanent. Depuis le début de Ramadhan, des soirées artistiques chaâbies sont programmées par une association culturelle dans le café El Bahdja. L'endroit est féerique. Vous avez en face la mer et à quelques dizaines de mètres l'imposante citadelle du Bastion 23. Tout vous fait rappeler le Vieil Alger. Celui des corsaires et raïs qui ont écrit les plus belles pages d'histoire d'El Mahroussa. Ville qui rayonnait sur la Méditerranée avec sa flotte et son savoir-vivre envié par les populations de l'autre rive de la Grande bleue. Attablés sur la placette, aménagée en la circonstance, des groupes de personnes d'un certain âge sirotent un thé en tendant une oreille attentive aux airs de musique populaire qu enchante le site. La soirée est consacrée à une voix qui perpétue la saga d'un certain maître du genre aujourd'hui disparu, cheikh El Hasnaoui Amechtouh. Pas grand-chose à envier au maître qu'il tente de ressusciter par la voix enrobée d'un drap de nostalgie mêlé à un brin de mélancolie. La vie et l'amour sont portés par des mots simples et profondément touchants et une musique envoûtante qui vous berce et vous emporte sur la vague du rêve pour vous replonger dans l'ambiance faste des années d'antan, de la Casbah, de la chéchia stamboul et du hayek. Chaque soirée est consacrée à une voix du chaâbi. Amateurs et professionnels se mêlent à la fête. Différents styles répondent aux désirs de l'assistance. Tamache, Boudjemia, Yanez et bien d'autres encore, tentent de perpétuer une certaine tradition qui redonne au chaâbi la place qui est la sienne dans la capitale. Les anciens Algérois s'y retrouvent le temps d'une soirée, faute d'un espace permanent qui puisse provoquer ces retrouvailles. Nombreux sont ceux qui auraient aimé voir les autorités d'Alger aménager un site dans La Casbah pour ce genre de rencontres. Madjid, la cinquantaine parle, quant à lui, «de sa Casbah abandonnée et laissée en ruine alors qu'elle peut servir à la sauvegarde de la mémoire d'Alger pour les futures générations». Il insiste sur cet «oubli» au moment où «le pays connaît une boulimie financière». A son avis, quelques milliers de dollars suffisent à redonner vie à ce symbole de la culture et de la Révolution. Venus de coins divers, ils tentent de recoller les morceaux et recréer le paysage d'antan. Celui de la vie simple et des gens authentiques. Fiers dans leur pauvreté et riches de leur vertu qui ont fait de l'Algérie une terre d'hommes de parole. Des chevaliers, seigneurs de leur temps. Entre-temps, El Hasnaoui Amechtouh gratte sur son mandole pour chanter le mal qui a rongé le défunt maître, mort en exil. Un sentiment que semblent partager ces personnages aux cheveux grisonnants qui l'écoutent tendrement. Eux aussi, se sentent exilés loin de leur Casbah.