La guerre d'influence entre Washington et Paris dans le Maghreb semble s'intensifier sans pourtant faire de vagues. Hasard du calendrier ou symbole politique fort, la présence au siège du ministère algérien de la Défense nationale de Hubert Colin de Verdière, venu rendre une visite d'adieu au ministre délégué auprès du ministre de la Défense nationale, Abdelmalek Guenaïzia, à l'issue de sa mission en qualité d'ambassadeur de la République française en Algérie, le même jour où Peter Rodman, secrétaire américain adjoint à la Défense, chargé des Affaires de sécurité internationale au bureau du secrétaire à la Défense des Etats-Unis, entreprenait des discussions avec l'état-major de l'armée, qui a été reçu lui aussi par Guenaïzia, prête à quiproquo. Bien sûr, et en l'absence du président de la République, en visite en Chine, il était attendu qu'un haut responsable fasse les amabilités diplomatiques à l'ambassadeur partant, mais pas le ministre délégué auprès du ministre de la Défense nationale, et surtout pas au ministère de la Défense nationale. Il est certain que le départ de Hubert Colin de Verdière s'est fait sur fond de rappels d'un partenariat militaire appuyé, contracté avec la ministre française de la Défense, Mme Alliot-Marie. Depuis au moins deux années, la ministre française de la Défense a essayé d'insuffler, avec plus de conviction, les relations militaires entre Paris et Alger, et cela s'est reflété par des échanges accrus, notamment des exercices navals en haute mer d'unités des forces navales des deux pays et des visites de très haut niveau entre les états-majors. Plus occupé par le Deuxième Dialogue militaire algéro-américain, qui se tient du 5 au 7 novembre, le secrétaire américain adjoint à la Défense, chargé des Affaires de sécurité internationale au bureau du secrétaire à la Défense des Etats-Unis, Peter Rodman, garde le cap sur ses priorités en Algérie: le dialogue militaire, les relations stratégiques et la coopération de haut rang entre les deux armées. Grand connaisseur du Maghreb qu'il a visité à plusieurs reprises, c'est lui le concepteur de la politique américaine au Maghreb. Les exercices militaires qui se sont déroulés dans le Sahara avaient associé l'armée américaine à des manoeuvres militaires de simulation contre les groupes terroristes, c'était déjà lui. La collaboration américaine et celle des pays membres de l'Initiative transsaharienne de lutte contre le terrorisme, à savoir l'Algérie, le Maroc, la Tunisie, le Sénégal et le Nigeria, en plus des quatre pays ayant pris part à l'Initiative Pan-Sahel, à savoir le Mali, la Mauritanie, le Tchad et le Niger en début de l'année 2005 pour faire pièce à d'éventuelles attaques terroristes, avaient définitivement planté le décor d'une présence américaine de longue durée dans la région saharo-sahélienne. Les manoeuvres qui avaient suivi, et baptisées «Exercice Flintlock 2005», avaient servi de coup d'envoi officiel au nouveau programme de lutte contre le terrorisme, la Trans-Saharan Counterrorism Initiative (Initiative transsaharienne de lutte contre le terrorisme), comme elles avaient mis sur les rails une politique devant s'inscrire dans la durée. Le profil de l'homme renseigne sur ses visées: Rodman était récemment directeur des Programmes de sécurité nationale au Centre Nixon (1995-2001). Il était également rédacteur en chef de National Review (1991-1999) et a travaillé en tant qu'assistant à la recherche et éditorialiste pour le Dr Kissinger lors de la préparation des mémoires de celui-ci. Il a étudié au Centre pour les études stratégiques et internationales (Csis) et à l'Institut de la politique étrangère, Johns Hopkins. Il est l'auteur de l'histoire de Cold War in the Third World (More Precious than Peace) [La Guerre Froide au Tiers-Monde (plus précieuse que la paix)] et une série de monographies sur des sujets stratégiques publiées par le Centre Nixon. En fait, c'est un «faucon» par excellence. Lors de son dernier périple qui l'avait mené de Tunis à Rabat, en passant par Alger, il avait lancé devant un auditoire médusé: «Le gouvernement et les services américains sont convaincus de l'existence de liens entre l'Irak et Al Qaîda», avant d'ajouter que ces «liens datent de dix ans». Jusque-là, aucun responsable américain n'avait parlé, avec autant de certitude, des rapports entre l'Irak et l'organisation d'Oussama Ben Laden. Mieux: Rodman est un «spécialiste» du dossier français. Si l'on suit sa doctrine -car il en a une, comme tous les «faucons» de la Maison-Blanche-, qu'il développe depuis plusieurs années, les Etats-Unis doivent cesser de «gâter» la France, car la France n'a pas une politique européenne cohérente, ni une politique arabe et maghrébine originale, mais bel et bien une démarche résolument anti-américaine. Rodman qualifie la politique française carrément d'«anti-américaniste» et ne s'en cache pas pour le dire et l'écrire. Spécialiste aussi de la Chine, il développe son idée qui fait florès dans les milieux militaires et de haute stratégie à Washington, et qui tend à assurer une «invulnérabilité militaire» aux Etats-Unis afin de se prémunir contre la montée en puissance des pays émergents et de «l'axe hostile». Face à une politique aussi appuyée, Paris perd, de jour en jour, son influence dans ses «zones d'influence», déficit qu'elle comble largement par une politique arabe mesurée et respectueuse des sentiments nationalistes et religieux du vaste univers arabo-musulman. Dernier exemple en date, loin de pavoiser comme les Etats-Unis après le verdict prononcé contre Saddam Hussein, la France a exprimé son souci de voir s'exacerber les tensions dans la région. Le Maghreb est-il en train de changer de main?