Le colonel El Gueddafi occupe constamment le devant de la scène médiatique. Diabolisé à l'extrême. Il est en quelque sorte un véritable antihéros d'un film de série B. Décidément, El Gueddafi sort encore une vieille nouveauté, instituer le visa parce que son pays ne pouvait pas, selon lui, subvenir à toute la misère du monde. Réaction trop embarrassée d'Alger qui ne sait, depuis très longtemps, comment réagir aux constants retournements du «leader de la révolution» de 1969 renversant le roi Idriss. Finalement, les choses sont rentrées dans l'ordre. Le colonel El Gueddafi occupe constamment le devant de la scène médiatique. Il est en quelque sorte un véritable antihéros d'un film de série B. Diabolisé à l'extrême à un moment donné par les médias américains, cet homme, ancien officier, qui a pris le pouvoir après avoir renversé le roi Idriss, d'origine algérienne, en 1969, était considéré comme l'homme à abattre et l'ennemi public n°1 dans l'imaginaire américain. Cette image fabriquée par les médias anglo-saxons était profondément ancrée dans l'esprit de l'Américain moyen qui avait trouvé normale l'intervention musclée de 1986 qui avait coûté la vie, à l'époque, à sa fille adoptive, Aïcha. L'affaire Lockerbie (attentat contre un avion de la Pan Am en 1988 qui s'écrasa dans cette ville d'Ecosse) a encore assombri l'image du leader libyen qui n'arrête pas de clamer son innocence et de rendre l'Iran responsable de cet acte. Après avoir reçu des assurances américaines, il a décide de livrer ses deux ressortissants et de ne plus évoquer les tentatives de fabriquer du nucléaire, volontairement arrêté pour satisfaire les Américains. Fortunes et socialisme Dès qu'on évoque le nom de la Libye, la référence au «guide» devient un passage obligé et la Libye un pays «hostile», aussi bouillonnant et brouillon que son président. A Tripoli, comme d'ailleurs, les autres villes, les Libyens ont une folle envie de vivre et de s'amuser, loin du discours officiel ânonné à longueur d'émissions insipides et ennuyeuses. Ils n'en ont que faire des déclarations politiques sur Lockerbie qui monopolisent les journaux (tous étatiques) et les moyens audiovisuels (radio et télévision). D'ailleurs, la grande partie des foyers possèdent leur parabole et boycottent de fait «el guenfoud»; c'est ainsi que les Libyens appellent leur télévision qui ne se lasse pas de montrer et de remontrer les images du colonel dans toutes les positions. Aujourd'hui, les choses ont changé. Ce n'est plus comme durant les premières années du coup d'Etat, époque qui a vu la mise en place des «comités révolutionnaires» qui faisaient la pluie et le mauvais temps dans ce pays, torturaient, massacraient des jeunes à l'intérieur même des campus universitaires et arrivaient à poursuivre leurs opposants même à l'étranger, comme l'ancien ministre des Affaires étrangères, Khikhia, enlevé au Caire. L'université «El Fateh» de Tripoli a connu des moments tragiques vers les années 70-80. Ainsi, vivait ce pays qui cherchait, à travers des unions ratées, à refaire le monde arabe et à réaliser en quelque sorte l'illusion unitaire de Nasser. Les «folies» du raïs ne semblent plus séduire grand monde. Certes, les gens sont d'une certaine manière, obligés, dans cette société marquée par la présence omniprésente des services de sécurité, d'assister aux meetings et aux réunions parce qu'ils connaissent le poids de la police dans l'échiquier politique. Même El Gueddafi semble dépassé par les événements d'autant plus que de nombreux proches se sont sérieusement enrichis et ont souvent investi à l'étranger, en Italie surtout. Le «guide» peut les attaquer à la télévision, mais il ne peut rien leur arriver, surtout qu'ils constituent désormais une force économique importante qui influe sur les vraies décisions. A El Gueddafi, le monopole du discours sur les vertus de la «troisième voie universelle» incarnée par le fameux Livre vert, à ses anciens amis, les affaires et le commerce qui, depuis le début des années quatre-vingt -dix, caractérisent la société libyenne. Ainsi, de grands supermarchés privés sont implantés dans les quartiers huppés de la ville de Tripoli comme Gargaresh ou Place du 1er Septembre, des projets de millions de dollars sont réalisés par d'anciens apparatchiks. Le commerce parallèle détenu par d'anciens responsables connaît une florissante poussée. La bière et les boissons alcoolisées, en principe interdites, ne sont pas absentes du marché. Une petite virée du côté de Gargaresh, quartier résidentiel, à quelques kilomètres de la capitale, fournit une idée de l'économie libyenne qui est une machine à deux vitesses: l'économie formelle ouvertement libérale depuis 90 et l'espace parallèle qui constitue la véritable économie de ce pays. Le «socialisme» a permis l'enrichissement de quelques responsables qui ont profité de leur situation au niveau des sphères de décision pour se construire des fortunes. Et ce sont ces hommes qui, aujourd'hui, critiquent le fonctionnement «socialiste» de la Jamahiriya. Le privé, encouragé depuis 1990, a désormais pignon sur rue, même si on continue toujours à chanter les tacharoukiyate (coopératives) dans les discours et à la télévision. Les magasins d'Etat perdent de leur attrait et ne proposent souvent que des matières alimentaires. Tout un trafic marque ce qu'ils appellent les jam'iyat (coopératives de consommation) où il ne reste que le riz et le sucre, les produits fabriqués sous licence comme les téléviseurs (Gar Younès) ou les réfrigérateurs par exemple, sont le plus normalement du monde vendus à l'extérieur à des prix multipliés par huit-dix. La cherté de la vie et la modicité des salaires, d'ailleurs, non régulièrement versés, poussent de nombreux fonctionnaires à utiliser le système D pour vivre correctement. Le marché noir constitue une affaire très juteuse. La libéralisation du commerce extérieur a permis l'importation de produits alimentaires et de biens de consommation qui sont souvent vendus à des prix élevés. Dans les supermarchés privés, on trouve de tout. La nouvelle bourgeoisie née à l'ombre du secteur d'Etat peut se permettre des voyages à l'étranger, des produits de luxe et des résidences luxueuses dans les plus beaux quartiers de Tripoli ou de Benghazi. Ainsi, les sorties en Italie où certains apparatchiks possèdent même des hôtels ou d'autres affaires sont fréquentes. L'Etat libyen est actionnaire dans la société d'automobiles, Fiat. Tripoli offre une image terne et bouillonnante, mais elle cache aussi des charmes que le voyageur discret ne pourrait voir. Des lieux magnifiques comme les villages touristiques de Gargaresh ou de Janzour, à quelques encablures de la capitale, ou à l'intérieur, marquent le paysage, certes, mal exploité, mais qui peut constituer un levier économique de choix. Mais les familles aisées préfèrent souvent partir du côté de Rome ou de Tunis. Là, souvent, les Libyens s'éclatent et oublient le quotidien morose de leur cher pays englué dans les eaux profondes d'un discours stéréotypé qui ne séduit plus les jeunes qui ne parlent souvent que de foot et de sexe. Ainsi va la vie dans ce pays que la délinquance et la drogue commencent à visiter et que la dégradation des lieux de santé et d'éducation rend peu fréquentable. Aujourd'hui, dans ce pays d'à peine six millions d'habitants, on parle de plus en plus de privatisation des universités et des hôpitaux. Ainsi, des écoles privées existent et concurrencent sérieusement les établissements publics qui assurent un enseignement inadapté. Ce qui déjà produit une société à deux vitesses: les nantis et les laissés-pour-compte qui ne profitent pas de la manne pétrolière qui est l'unique source de revenus (atteignant ces dernières années la quarantaine de milliards de dollars) de ce pays sérieusement marqué par les luttes tribales. Ainsi, par exemple, un lieu comme Sebha, fonctionne en quelque sorte de manière autonome, en dehors de l'Etat. Cette configuration tribale marque le paysage libyen. D'ailleurs, le colonel El Gueddafi, en bon manoeuvrier, sait bien utiliser cette carte et arrive même à «moderniser», avec l'aval des chefs de tribus, le pays en construisant logements, hôpitaux, des entreprises de sidérurgie. Après 1969, les premiers logements furent construits, des habitants venus de l'intérieur pour y habiter se déplacèrent avec leurs tentes et transformèrent les logements en poulaillers. El Gueddafi a apporté à ces populations un certain développement. C'est vrai que Benghazi et Tripoli ressemblaient à Milan ou à Rome avant le renversement du roi Idriss, mais la grande majorité des Libyens vivaient dans la misère. El Gueddafi a tenté de mettre en place une industrie lourde comme le complexe sidérurgique de Mesrata. Mais ces dernières années, sous la pression des nouveaux riches et de la conjoncture économique internationale, les autorités libyennes ont été amenées à chercher à encourager le privé et à évoquer publiquement la mise en oeuvre d'une opération de privatisation. Les faiblesses structurelles de l'économie rendent toute politique de replâtrage fragile; c'est ce qui pousse des économistes à inciter le pouvoir à revoir carrément sa copie, sans tenir compte des «leçons» contenues dans Le Livre vert. Les choses ne semblent pas s'améliorer, même si le projet que tenait à coeur le «guide» vient de se réaliser, le fleuve artificiel qui a coûté des milliards de dollars et qui a suscité une polémique en Libye. Certains préféraient plutôt l'installation d'usines de dessalement. Ce fleuve a failli être à l'origine de l'annulation d'une visite de Chadli à Tripoli, suite à un désaccord sur le «pompage» de l'eau algérienne par les Libyens. C'est vrai qu'en Libye, l'eau manque tragiquement, les canalisations ne sont pas souvent opérationnelles. On continue encore à acheter l'eau dans certaines cités de Tripoli alimentées par camions-citernes. Le Libyen qui voit, impuissant, les prix s'envoler et les salaires stagner, ne peut pas se passer de football. Ce n'est d'ailleurs pas pour rien que les deux fils d'El Gueddafi, Mohamed et Saâdi, dirigent les deux clubs de la capitale, El Ahly et Al Ittihad. Les matches de foot à Tripoli constituent de grands défouloirs, de grandes fêtes qui finissent parfois tragiquement comme lors du derby El Ahly-El Ittihad qui a vu la mort par balles d'une vingtaine de supporters. Ou en 1989, quand El Gueddafi a décidé de ne pas jouer le match retour contre l'Algérie, offrant ainsi un cadeau à notre équipe nationale, ce qui a valu des émeutes et une dizaine de morts. Le foot est une véritable drogue. D'ailleurs, les deux enfants du zaïm n'ont-ils pas invité le Milan AC et l'Inter de Milan à jouer une mi-temps chacun contre une sélection de la capitale pour une bagatelle de 10 millions de dollars? Changement de cap En Libye, Saâdi, ce technocrate à l'occidentale, est considéré comme l'éventuel successeur de son père qui sait gérer les différentes crises qui ont secoué son pouvoir. Aujourd'hui, quelque peu assagi, il n'aide plus les «mouvements de libération» comme l'IRA par exemple, mais cherche après les différentes unions avortées et les désenchantements successifs, à ouvrir son pays à l'Occident. D'ailleurs, ce n'est pas pour rien que, depuis 1996, les Américains avaient commencé à assouplir quelque peu leurs relations avec ce pays et à encourager discrètement leurs hommes d'affaires à se déplacer à Tripoli. Les choses ne sont plus comme avant, même si la contestation commence à gagner certaines couches de la population qui disent parfois ouvertement leur ras-le-bol. Même El Gueddafi, paradoxalement, brosse un tableau noir de la situation économique et sociale. Ainsi, les années 90 ont été caractérisées par la mise à l'écart de son ancien ami, Abdesslem Jalloud, en résidence surveillée, une tentative de coup d'Etat et des conflits entre militants islamistes et forces de l'ordre. El Gueddafi sait très bien désamorcer les crises qui secouent son régime. Il change constamment d'équipe gouvernementale et de hiérarchie militaire. Les ministres, à l'exception de Khouildi Hamidi et de Abou Bakr Younès, ministre de la Défense, ne sont jamais appelés par leur nom à la télévision et dans la presse écrite, pauvre et insipide: El Jamahirya, ezzhf el Akhdar (La marche verte). Mais ces derniers temps, El Gueddafi a enfin réussi à séduire Washington, après de grandes concessions à propos du nucléaire, mais l'affaire des Bulgares reste en suspens. Comme un cheveu dans la soupe. Il sait, lui qui aurait toujours cru dur comme fer que Shakespeare est «Cheikh Zoubir» (que son nom découlerait de Cheikh Zoubir), que les temps pressent et qu'il faille placer le fils comme héritier.