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L'histoire, ce sont des problèmes à résoudre
ENTRETIEN AVEC RENE GALLISSOT, DIRECTEUR DE L'INSTITUT MAGHREB-EUROPE
Publié dans L'Expression le 21 - 06 - 2007


Il a publié de nombreux livres sur l'Algérie.
René Gallissot n'est pas un inconnu des milieux universitaires et intellectuels algériens. Il a publié plusieurs textes consacrés à l'Algérie. Professeur émérite et ancien directeur de l'Institut Maghreb-Europe (Université Paris 8). Il a publié de nombreux livres sur l'Algérie. Son dernier ouvrage vient de paraître à Alger, chez Barzakh, Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier. Dans cet entretien que nous avons exhumé des lieux de la conversation et des espaces documentaires, Gallissot nous parle de la question de l'Etat-Nation, de la dimension transnationale, des relations conflictuelles entre sociologues et historiens et des réalités culturelles et identitaires. René Gallissot pose ici des problèmes d'actualité et analyse les lieux d'influence ordinaires de la mondialisation sur le vécu culturel, politique et économique.
Ahmed Cheniki: Souvent, historiens et sociologues se disputent une sorte de légitimité, un territoire à conquérir et à préserver. Comment, vous qui êtes historien, interprétez-vous ce conflit de compétences?
René Gallissot: Chaque camp pratique sa discipline avec un grand corporatisme et un grand mépris de ce que fait l'autre. L'Histoire dominante est devenue très liée aux archives d'Etat. On croit que l'Histoire, c'est l'exploitation des archives publiques. Les Etats sont des machines à produire du papier. C'est une Histoire qui se détache très peu du travail d'archivage et de compilation et qui, au mieux, établit des thèses très riches par empirisme. C'est l'histoire événementielle. Ce sont des récits de ce qui s'est passé de telle date à telle date.
L'Histoire est, à peine, une science, elle n'est souvent qu'une discipline empirique. Il y a une autre Histoire, celle manifestée par l'Ecole des Annales. Déjà, aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et dans de nombreux pays, des historiens ont appris, bien ou mal, à faire de l'Histoire à travers le marxisme. L'Histoire, ce sont des problèmes à résoudre. Dans ce cas, l'Histoire, y compris l'Histoire-problématique ou recherche a été très longtemps dominée par l'évolutionnisme (étapes, progrès de civilisation...). Tout ceci s'inscrivait dans une ligne d'évolution. C'est, en quelque sorte le scientisme du XIXe siècle. Les changements sociaux sont de plus en plus massifs et se manifestent à travers la transformation et l'urbanisation du monde et la massification de la culture.
Les changements sociaux extrêmement accélérés aujourd'hui, n'impliquent-ils pas une autre manière d'appréhender les choses?
Ces changements sont d'une extrême profondeur. Sociologues et historiens posent aujourd'hui les questions en termes de changements sociaux, de culture de masse et des mouvements sociaux. Les historiens qui s'intéressent, par exemple, à la place des transformations culturelles prennent leurs outils chez les sociologues et mettent à profit ce qu'a apporté la sociologie. La sociologie, dans sa formation première, c'est d'abord se poser la question des rapports sociaux. L'objet de la sociologie, c'est la société, ce qui structure la société au singulier, analysée à travers les sociétés au pluriel. Les sociologues travaillent sur les contradictions sociales alors que les conformistes cherchent à questionner la paix civile, la cohésion des sociétés...
Ce sont les conflits qui soulèvent les sociétés hors la bouillie consensuelle dominée par le calme politique et la consommation. La sociologie est devenue fondamentalement empirique. Sous l'influence de l'ethnologie, la sociologie a développé les études (villages, groupes saisis à la loupe, quartiers, immeubles, blocs, voire même la cage d'escalier...). Ce grossissement s'est doublé par les tentatives d'explication des transformations par le vécu, le terrain. Une sorte de rapport littéraire. On croit attraper le vécu. On déclare pompeusement qu'on fait de l'anthropologie comme si par cette approche monographique, on pouvait avoir la coupe de l'humanité. Les sociologues qui «montent» sont en train de se gargariser avec la vérité des acteurs, le terrain, le vécu et ce que disent la subjectivité, les passions et l'émotion. C'est la dernière mode en sociologie. Cela s'explique par l'impasse dans laquelle se trouve, en partie, la sociologie.
On dirait que l'univers sociologique est traversé par une sorte de paralysie qui confine les sociologues dans une situation de quêteurs de modes inédites. Qu'en dites-vous?
Ce qui fait la force des approches sociologiques, c'est que les sociologues fonctionnent avec des concepts. Ce qu'ils appellent concepts peut revêtir une sorte d'immobilité. C'est ce que reprochent les historiens aux sociologues. Les mots peuvent changer. Les concepts peuvent correspondre aux changements intervenus dans une période donnée, il faut toujours les travailler, les renouveler, sinon on fait de l'immobilisme. C'est ça, au fond, le conflit entre l'historien et le sociologue. La solution, c'est la sociologie historique, celle qui étudie le changement social. Les sociologues historiens rejoignent les historiens qui ont une formation disciplinaire d'Histoire. Ce n'est pas un hasard si ce sont les mêmes auxquels on se réfère comme Immanuel Wallerstein qui prolonge le travail de Braudel et qui travaille sur les rapports inégaux dans le monde et sur le système d'hégémonisme entre les Etats qui forme le système unique de la domination capitaliste sur le monde entier. C'est le cas également des références aux historiens ou à des anthropologues qui vont travailler sur la formation nationale, sur les nations et les nationalismes. Pierre Vilar, en France, et j'ose dire Jean Dresh qui a travaillé sur le Maghreb, Eric Hobsawm dont on vient de publier la traduction française de son ouvrage, Nations et Nationalismes ou Ernest Gellner qui a étudié les sociétés berbères, le monde arabe et même l'Iran, auteur lui aussi de Nation et Nationalisme.
Dans cette voie, les historiens et les sociologues se rejoignent parce que s'ils emploient des concepts, ils savent bien que ce sont des tentatives de saisir par un mot unique un objet scientifique qui reste toujours un rapport social.
Vous avez parlé tout à l'heure du concept de nation. Qu'en est-il aujourd'hui avec les changements intervenus ces dernières années où les frontières entre Etats tendent à disparaître?
Quand on dit Nation, l'on vise un complexe relationnel, un ensemble de relations, de langues, de marché, de luttes politiques et de représentations symboliques. C'est cet ensemble de relations qu'on définit par le concept de Nation. Les mauvais sociologues et les mauvais historiens croient toujours que les noms collectifs et les concepts peuvent être des personnes. Ils croient, par exemple, que l'Algérie et la France sont des femmes qui traversent l'Histoire. Ce qu'on appelle mouvements de libération sont toujours des périodes de mobilisation collective ayant pour objectif la réalisation d'une collectivité indépendante. Ce sont des moments dans l'Histoire. Ce sont les peuples qui se soulèvent. La guerre de Libération a permis à l'Algérie de prendre place dans l'espace de représentation internationale symbolique.
Concrètement, comment fonctionne cette idée de nation aujourd'hui?
Aujourd'hui, pour la première fois dans l'Histoire, le monde entier est unifié dans un seul système, un système inter-étatique. Le modèle de chacun des Etats est l'Etat national. On peut analyser l'effondrement de l'URSS et de la Yougoslavie comme l'achèvement de la correspondance entre Etats, territoires et groupes communautaires. L'Etat nationaliste tend à être totalitaire et même à pratiquer la pureté nationale.
Le partage du monde entre des Etats nationaux territoriaux est tel qu'il y a des micro-Etats comme Djibouti ou les Iles Caraïbes. Aujourd'hui, le mouvement national palestinien a bien du mal à entrer un coin dans une aire de souveraineté politique, entre les Etats du Moyen-Orient qui sont le produit des partages coloniaux. On est peut-être à la fin des mouvements de libération. Ce qui n'empêche pas que des nationalités, des entités culturelles ayant leur propre langue se trouvent partagés, entre différents Etats. Il n'est guère possible de bouleverser les frontières étatiques, aussi, il n'y a pas d'autre solution que de reconnaître l'expression des différentes nationalités et des différentes collectivités culturelles, avec leur langue. Il y a toujours des problèmes de nationalités partagées entre Etats ou à l'intérieur des Etats.
Comment peut-on dépasser cette situation? Est-ce uniquement en reconnaissant l'expression des différentes collectivités?
Le deuxième grand changement historique, c'est le «dépassement» de la nation sinon des Etats nationaux. C'est ce processus que l'on appelle la dimension transnationale qui n'est pas uniquement économique. On devrait dire le procès de transnationalisation. Les concepts ne visent que des procès au sens de transformation de fond. Mon hypothèse sur la transnationalisation réside dans le fait que la Nation perd actuellement sa centralité économique. Même Samir Amin a abandonné l'idée de développement autarcique national. Ces projets constituaient la justification du nationalisme développementaliste qui, précisément, s'est usé en Algérie comme ailleurs. La nation perd également sa centralité culturelle. Les créations, aujourd'hui, appartiennent à la culture internationale, voire mondiale. Ce qui ne veut pas dire l'uniformisation des langues et que les créateurs ne continuent pas à créer dans leur langue. En Algérie, on crée dans les trois langues. Ou avec leurs propres instruments de musique, leurs propres pratiques esthétiques. Mais les créations culturelles, hélas, sont aussi le sous-produit des images et des sons télévisuels qui se répandent entre les villes du monde. C'est probablement la forme principale de la transnationalisation. Ces émergences de cultures cosmopolites correspondent à l'urbanisation généralisée et à ce que j'appelle le métissage culturel de masse, qui produit les migrations, la mobilité et de jeunes générations qui produisent leur culture en dehors des canaux nationaux, voire des normes communautaires.
L'Etat national perd aussi sa centralité politique. Les grandes décisions politiques et économiques se prennent aujourd'hui dans des lieux déterritorialisés, à Genève, à San Marin, aux Bermudes, aux réunions de la Banque Mondiale, des pays industrialisés ou des chefs d'Etats et des experts. Les centres de décision ne sont pas nationaux. L'Etat national subsiste comme gestion et police de la société. C'est l'Etat redistributeur même quand il n'y a rien à distribuer. Mais il redistribue encore quelques accès au logement, quelques points d'eau, des miettes. Et la population s'adresse à l'Etat pour lui demander encore de redistribuer. L'Etat national tend à étendre son quadrillage, non seulement à l'ensemble du territoire et dans le bled, mais plus encore dans les quartiers de la périphérie des villes qui risquent de lui échapper et qui constituent une menace sociale. Les soulèvements ou les manifestations ne se passent plus dans les capitales ou les grandes cités, mais aussi dans les autres villes de l'urbanisation devenue majoritaire au Maghreb.
Ne faut-il pas analyser sérieusement ce phénomène?
Il est nécessaire d'analyser ces transformations sociales fondamentales puisqu'elles supportent les manifestations et les conflits politiques qui sont d'abord des conflits sociaux, mais se transforment en conflits de pouvoir ou pour le pouvoir qui mobilisent dans des affrontements identitaires, à référence ethnique ou confessionnelle. Dans les luttes pour le pouvoir, ces mouvements se couvrent d'un discours qui en appelle au passé, aux ancêtres, aux textes sacrés. Ce ne sont pas les ancêtres qui font l'Histoire, mais ce sont les hommes qui font les nations et qui sont parties prenantes des conflits d'aujourd'hui.


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