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Le jour où toutes les barrières ont sauté
45E ANNIVERSAIRE DE L'INDEPENDANCE
Publié dans L'Expression le 05 - 07 - 2007

«A voté!» lance la voix du préposé au bureau de vote, suivie du bruit sec du tampon sur la carte d'électeur. Ce 1er juillet 1962, 99,70% des Algériens avaient voté pour l'indépendance du pays. Autant dire tous les Algériens, sans exception. L'indépendance a été proclamée le même jour.
A Alger, ce sont 900.000 Algériens qui se sont répandus dans les rues de la capitale sans but précis que de manifester leur joie en sillonnant les artères de la ville au gré des mouvements des foules qui se constituaient. Après un siècle et demi de domination étrangère et d'humiliation, après sept ans et demi de guerre sans merci, voilà un peuple qui, enfin, recouvre la liberté et laisse éclater sa joie.
C'était comme le couvercle d'une grande marmite sur le feu longtemps contenu qui explose. Dans une transe collective, les Algérois sillonnaient les rues de la ville et passaient dans tous les quartiers, y compris ceux qui leur étaient interdits la veille, c'est-à-dire les quartiers européens. Alors qu'au port et à l'aéroport, les files de pieds- noirs prenaient encore d'assaut les bateaux et avions en partance vers la France, les Algériens dansaient et chantaient à tous les modes leur victoire sur l'occupant.
De mémoire d'Algérien, personne n'avait jamais vu autant de ferveur et de joie qu'en ces jours de fête de l'indépendance qui durèrent 5 jours et 5 nuits non-stop. Personne ne se souciait ni de manger ni de dormir. Personne ne cherchait après personne. Tout le monde était sorti de chez soi sans prévenir ni où il allait ni quand il rentrerait. Grands et petits, jeunes et moins jeunes et, pour la première fois dans l'histoire de notre société, même les femmes ont cassé les murs de leur «prison» et sont sorties dans la rue. Seules, perdues dans la foule. A crier, à danser. Le délire, quoi! Dans cette immense clameur qui montait de la ville, il y avait aussi des petites scènes qui méritent d'être rapportées.
Tout le monde n'était pas dehors pour fêter l'indépendance. Les affairistes aussi ne voulaient rien rater. C'est ainsi que des camions de déménageurs se dirigeaient vers les quartiers européens et ciblaient les appartements abandonnés par leurs occupants pour prendre tous les meubles qui s'y trouvaient. Certains ont trouvé la mort en défonçant des portes d'appartements qui se sont avérés piégés par leurs anciens occupants. Ceux qui n'ont pas eu cette malchance se sont amassés de vraies fortunes avec les stocks de meubles ainsi constitués. Il y avait aussi ceux qui pensaient à se loger dans les appartements des pieds-noirs partis pour l'autre rive de la Méditerranée.
C'est ainsi que des Algériens découvraient pour la première fois ce qu'était une salle de bains, une vraie baignoire, une salle à manger ou encore une vraie chambre à coucher avec un sommier, un balcon, etc.
Des Algériens qui passèrent leur vie dans des habitations précaires à la périphérie de la ville et qui n'avaient même pas le droit de circuler au centre de la capitale. Ces Algériens qui, pour se laver n'avaient que les hammams, pour manger que les plats collectifs, pour «chaise» que la position en tailleur face à une table basse, sans fourchette ni couvert individuel.
Les voitures abandonnées en stationnement étaient aussitôt utilisées par les fêtards qui, dans leur grande majorité, étaient loin d'avoir rêvé posséder un jour une voiture. En ce 1er juillet 1962, toutes les barrières avaient sauté.
Pendant que le peuple était tout à sa fête, les maquisards descendus en ville se battaient pour le pouvoir. Se rendant compte du combat fratricide qui se déroulait sous leurs yeux les Algériens criaient tantôt leur joie tantôt leur déception. Cela donnait alternativement «tahia el Djazaïr» et «sebâa sinine barakat» (sept ans cela suffit), allusion aux combats et autres atrocités.
Le 3 juillet 1962, le Gpra, conduit par son président, M.Benyoucef Benkhedda, faisait son entrée à Alger pour élire domicile dans le bâtiment de la préfecture d'Alger (wilaya) sur le boulevard du Front de mer.
Les Algérois l'ont accueilli avec une ferveur hors du commun. C'était le premier gouvernement totalement algérien de toute leur histoire. Pourtant, à Tlemcen, Ben Bella et Boumediene, en désaccord avec le Gpra, annonçaient qu'ils allaient marcher sur Alger.
Pendant ce temps, l'euphorie continuait dans les rues d'Alger. Les gens ne dormaient plus. Tout le monde pouvait rentrer chez tout le monde pour manger ou simplement se reposer. Pendant ces 5 jours, aucune autorité n'était reconnue par la population. Les ATO comme on appelait les agents recrutés pour le compte de Rocher noir (administration provisoire prévue par les Accords d'Evian et installée à Boumerdès avec à sa tête, le notaire Abderrahmane Farès) étaient juste tolérés tant par les civils que par les différentes factions en lutte pour la prise de la capitale.
5 jours durant lesquels il n'y avait aucun service public en état de fonctionner, aucun policier, bref aucune autorité. Tout le monde donnait libre cours à son instinct de liberté. Sans retenue. Des dérapages, des travers, il y en a eu sans nul doute. Mais aucune structure pour les prendre en charge ou seulement les comptabiliser. Ils seront à mettre aux pertes et profits de l'histoire.
Pendant que les Algériens fêtaient bruyamment la liberté retrouvée, les bateaux et les avions partaient presque en silence, pleins de colons assommés et sous le choc par ce qui leur arrivait. Ils répondaient au mot d'ordre de l'OAS d'avoir à quitter l'Algérie pour compléter le dispositif de la terre brûlée mis en place.
Il est vrai que l'administration, dans sa totalité, était désertée. La poste, les bus, les trains...Aucun service n'était assuré. Qu'importe! les Algériens étaient tout à leur joie. Et comme ils avaient le patriotisme à fleur de peau, le premier président de la République en a bien abusé. D'abord en les envoyant se battre à Tindouf contre le Maroc avec son fameux «hagrouna».
Ensuite en délestant les femmes de leurs bijoux pour la fameuse «caisse de solidarité» (sandouk tadhamoun) dont personne n'en connaîtra, à ce jour, la véritable destination.
Personne ne se souciait, d'ailleurs, de demander un quelconque compte. L'Algérien avait perdu, au cours de la longue nuit coloniale, l'esprit de contestation.
Il venait d'obtenir la liberté, c'était le plus important. Il ne savait pas, le malheureux, ce qui l'attendait réellement et quel prix il allait encore payer durant des décennies après l'indépendance. Ferhat Abbas avait qualifié la libération «d'indépendance confisquée». L'avenir ne l'a pas démenti.


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