Dans son dernier ouvrage mis en ligne sur son site personnel, Belaid Abdesselam apporte un témoignage précieux sur la période 1992-1993. Il apporte la contradiction à son principal «détracteur» le général Mohamed Touati et aborde les volets sécuritaire, économique et les conditions ayant présidé à son départ du gouvernement. En un mot, il considère que ledit départ n'a rien à voir avec la qualité de son action, mais est plus dû aux manoeuvres sournoises de ses adversaires. Nous reproduisons quelques passages de cet ouvrage. Comment j'ai accepté d'être chef de l'Exécutif Le jeudi 2 juillet 1992, au lendemain de l'inhumation du regretté Président Mohamed Boudiaf, intervenue la veille, le mercredi 1er juillet, Monsieur Ali Kafi avait été choisi par ses collègues pour succéder à ce dernier à la tête du H.C.E., après que le général Touati, agissant dans les coulisses, eût tenté, en vain, de faire assumer cette fonction par quelqu'un d'autre. Il réussit simplement à faire coopter Monsieur Rédha Malek, comme cinquième membre du H.C.E., occupant ainsi le siège rendu vacant par la disparition du Président Mohamed Boudiaf. Le lendemain vendredi 3 juillet, je rendis visite au frère Rédha Malek pour le féliciter à la suite de sa promotion à l'instance suprême de l'Etat. Il me demanda si, de mon côté, j'étais prêt à m'engager dans l'action entreprise sous l'égide du H.C.E. et qu'en cas de réponse positive de ma part, il était prêt à agir dans ce sens. Je lui répondis que je n'ai jamais refusé d'assumer mes responsabilités; mais que mon éventuel engagement ne pourrait s'effectuer qu'au service d'une politique conforme à mes convictions. «Non, rétorqua-t-il, il faut savoir évoluer et accepter de faire des compromis». Je répliquai que je n'étais nullement réfractaire à l'idée de consentir des compromis, dans la mesure où ces compromis ne remettraient pas en question ce qui tient des principes fondamentaux, sinon le compromis prendrait le sens d'un reniement. Le samedi suivant, 4 juillet, une dépêche d'agence annonce que le H.C.E. allait procéder à des consultations politiques, au sujet de la situation prévalant alors dans le pays. Vers le milieu de la journée, le secrétaire général de la Présidence me fait savoir que le président Ali Kafi et le général Nezzar souhaitaient me rencontrer, dans le cadre de ces consultations, et me fixaient rendez-vous ce même jour samedi 4 juillet à 17 heures, en une villa relevant du ministère de la Défense nationale. J'indiquai au secrétaire général de la Présidence, que mes idées sur les problèmes qui se posaient dans le pays et sur leurs solutions étaient connues et que je n'avais pratiquement rien de nouveau à faire connaître aux deux responsables qui voulaient me consulter. Au cours de cette rencontre, le général Khaled Nezzar fit un tour d'horizon assez large de la situation dans le pays, notamment en ce qui concernait les problèmes sécuritaires. Je répondis assez longuement, en exposant mon analyse sur les causes de la crise que vivait le pays et sur les voies et moyens susceptibles, de mon point de vue, de conduire à sortir l'Algérie de cette crise. En ce qui concernait la répression contre les menées subversives, j'émis l'idée de l'institution d'une juridiction spécialisée et d'une accélération des procédures d'instruction afin, à la fois, de donner plus d'efficacité à l'action des forces de l'ordre et d'éviter, sous la pression de l'émotion populaire soulevée par les exactions terroristes, de recourir, comme cela se passait dans d'autres pays, à la mise en vigueur de la loi martiale et des mesures expéditives qu'elle implique. Pour ce qui était de la crise économique, je me contentai de redire les conceptions qu'il m'avait été donné, avant cette rencontre, de préconiser publiquement. En particulier, j'avais repris l'énoncé des mesures que j'avais, déjà, exposées, auparavant, en vue de desserrer la contrainte engendrée par la dette extérieure contractée par l'Algérie, sans recourir aux solutions impliquant l'acceptation de ce que l'on appelait les conditionnalités du F.M.I. comportant, notamment, la dévaluation drastique de la monnaie nationale, la libération sauvage du commerce extérieur et la liquidation au rabais du patrimoine économique national. C'est à l'issue de l'échange de vues auquel nous venions de procéder, que le président Ali Kafi, parlant évidemment en son nom propre et au nom du général Khaled Nezzar, m'annonça la proposition de prendre la tête du gouvernement. Je ne cache pas que je m'étais trouvé quelque peu interloqué par la tournure que prenait, ainsi, la rencontre à laquelle j'avais été convié dans le cadre de ce qui ne devait être que des «consultations». La «mission» de Ahmed Taleb Ibrahimi J'appris que le Docteur Ahmed Taleb El-Ibrahimi avait été sollicité et fait venir de l'étranger, en vue de transmettre aux responsables du F.I.S. en activité, un message les invitant à calmer le jeu et à éviter, tout au moins, tout ce qui était susceptible de provoquer une escalade dans le recours à la violence. La personne ou les personnes auxquelles s'était adressé Ahmed Taleb El-Ibrahimi lui avaient répondu qu'elles n'avaient aucune maîtrise sur le déroulement des agissements de ceux qui s'étaient lancés dans la subversion. La réponse devait venir, quelques semaines après cette démarche, sous la forme des bombes dont l'une était la cause du carnage qui avait ensanglanté l'aéroport d'Alger. En outre, au moment où s'était déroulée cette rencontre entre le président Ali Kafi, le général Khaled Nezzar et moi, se tenait à Blida le procès intenté aux dirigeants du F.I.S. La presse laissait entendre que la peine capitale serait sans doute requise et même prononcée contre ces deux responsables politiques. Je fis observer qu'une telle éventualité serait non seulement excessive, mais inopportune. Le général Nezzar me répondit, aussitôt, que les informations diffusées par la presse n'étaient pas fondées, que les réquisitions du commissaire du gouvernement contre les dirigeants du F.I.S. se situeraient entre douze et quinze années de prison et que ces derniers en avaient été déjà informés. Le «peud'enthousiasme» de Touati pour Tamazight Il a été recommandé, au ministre de l'Education nationale, chargé de conduire cette réforme, de prendre langue avec les associations militant en faveur du renouveau culturel amazigh, en vue, notamment, d'étudier dans quelles conditions introduire et organiser l'enseignement de la langue amazighe, dans ses différentes formes d'expression en Algérie: kabyle, chaouie, mozabite et targuie. A ce propos, je dois souligner le peu d'enthousiasme que mes idées sur ce sujet semblaient rencontrer chez le général Touati, auquel j'avais fait part de mes intentions, au cours de nos rencontres de travail. En plus de l'enseignement des différentes formes d'expression de la langue amazighe, j'envisageais, par le biais de la création d'un nouveau réseau de télévision organisé dans des structures régionalisées, de mettre en place une station de télévision dans chacune de nos contrées où une langue amazighe est en usage: la Kabylie, les Aurès, le M'zab et le Hoggar. Chacune de ces contrées aurait eu la possibilité de disposer de sa propre télévision dans la langue amazighe qui lui est spécifique. Je voulais, de la sorte, faire revivre, particulièrement à l'intention des habitants de la Kabylie qui semblaient et semblent encore l'ignorer, la vieille pratique du F.L.N. du temps de la Guerre de Libération, quand la «voix de l'Algérie libre» émettant sous le contrôle des services de la Wilaya 5, diffusait des informations, des commentaires et des messages en langue kabyle. Ayant eu l'insigne honneur d'avoir assumé, même si c'était pendant une courte période, ces émissions en langue kabyle exprimant directement la voix de notre révolution, j'étais persuadé que ce simple rappel persuaderait beaucoup d'habitants de la Kabylie que, contrairement à ce que leur serinent les berbéristes séparatistes, ainsi que les nostalgiques de l'assimilation et de l'Algérie coloniale, la Révolution Algérienne ne compte aucun préjugé anti-berbère et que le F.L.N. n'était nullement porteur d'une idéologie d'exclusion à l'égard de la culture amazighe. Le président Ali Kafi, le général Khaled Nezzar et Rédha Malek auxquels j'avais fait part de mes intentions, non seulement n'avaient émis aucune objection à ce sujet, mais semblaient satisfaits qu'une ouverture fût tentée, ainsi, de façon significative en direction de ceux qui avaient fait de la culture berbère un thème de revendications politiques. Par contre, la froideur ou bien l'apparente indifférence que semblait manifester le général Touati, au sujet des intentions que je lui avais révélées concernant l'amorce d'une solution aux préoccupations rencontrées en Kabylie, me laissa l'impression qu'il nourrissait d'autres idées sur la question amazighe. Ces idées sont celles de tous ceux pour lesquels l'amazighité sert simplement de thème de couverture à des intentions moins avouables: combattre et éliminer toute référence à la culture arabo-islamique comme l'une des valeurs constitutives de l'identité nationale de l'Algérie et vider, ainsi, le nationalisme algérien de l'un de ses substrats fondateurs. De l'Islam et de la laïcité En Algérie, ceux qui se réclament de la laïcité ou, du moins, certains d'entre eux, en font une véritable religion nouvelle, sectaire et intolérante, qui engendre une autre forme d'intégrisme d'une virulence rivalisant avec celle de l'intégrisme islamique. Ces deux intégrismes forment une sorte de binôme où chacun des deux partenaires adversaires déploie un argumentaire qui alimente l'agressivité de l'autre, au détriment de ce qui peut contribuer à rétablir ou à consolider la sérénité et la concorde au sein de notre société. Ceux qui, chez nous, s'autoproclament «démocrates» et «républicains», ne font plus référence, pour invoquer quelque exemple à l'appui de leur orientation idéologique, au modèle français; ils se réclament de plus en plus du précédent kémaliste en Turquie. Ils croient pouvoir, ainsi, éviter qu'une filiation soit établie entre eux et ceux qui, naguère, revendiquaient l'assimilation de l'Algérie à la France. Cependant, pour le cas de l'Algérie, la Turquie kémaliste représenterait plutôt le modèle de ce qu'il ne faudrait pas faire, puisqu'il s'agit d'un pays sur lequel on a plaqué un système importé de l'extérieur. Le régime laïc instauré en Turquie ne constitue pas le produit de l'évolution historique du peuple turc; bien plus, dans une large mesure, il se présente comme la forme d'une certaine rupture avec le passé de la Turquie. Aussi, n'est-il pas étonnant qu'il subsiste, encore aujourd'hui, comme un système imposé par l'armée, au prix d'un coup d'Etat tous les quinze ou vingt ans.