Dans le temps, on se rendait dans les festivals pour prendre la température de l'état du monde... voir comment les cinéastes tournent autour de la terre. Depuis, bien des choses ont changé et ce n'est pas la 64e édition du festival de Venise (75e), en fait si l'on compte les années où le festival n'a pu avoir lieu) qui modifiera le cours des choses. De plus en plus, les rencontres internationales de cinéma deviennent des rendez-vous manqués. A l'annonce et sur le papier, la liste des films programmés promet plus qu'il n'en faut et à l'arrivée il est devenu normal de rester sur un goût d'inachevé. Un semblant d'Hirochima mon amour A Venise, le Chinois Ang Lee, auréolé de son précédent succès vénitien (et mondial) Brokeback Moutain (2005) est revenu à la Mostra avec Lust Caution, une histoire d'amour torride, à Shangaï en 1942, entre une jeune maoïste et un gradé chinois, collaborateur de l'occupant japonais, encore plus explicite que les images de Hiroshima, mon amour du Français Alain Resnais. cependant, malgré son immense talent, le camarade Lee n'a pas potassé son Herbert Marcuse, celui Eros et Civilisations (1955), qui a formé des générations d'artistes ayant eu envie de s'aventurer sur ce terrain. Sur 136 minutes qui ont entraîné les festivaliers sur des terrains inattendus, on ne voit pas s'il en restera de quoi en faire un long-métrage pour son exploitation en salles, surtout en Asie et en Amérique... Le Lion d'Or décerné par un jury présidé pour son compatriote Zhang Ymouar semble donc constituer une assurance tout risque. Parce que sur le seul plan cinématographique le choix était restreint, certes, mais existait quand même...C'est un exemple de ces rendez-vous manqués évoqués plus haut. Peter Greenaway a aussi raté le sien avec La Ronde de nuit, inspiré par le tableau du même nom de Rembrandt. Beaucoup de maniérisme qui a ennuyé plus qu'intéressé, pourtant prêt à se familiariser encore plus avec un des plus grands peintres flamands du XVe siècle. Par contre Brian de Palma était là où on l'attendait sur le terrain où l'Histoire se fait au quotidien, en Irak! Avec Redacted, filmé en HD, il a secoué plus d'un en faisant découvrir à un monde incrédule comment des soldats américains, livrés à eux-mêmes, persistent à croire que les rives de la Mésopotamie sont un décor idéal pour une play-station... Vivant en plein virtuel, ces «soldats de la liberté», dont on connaît déjà l'oeuvre laissée par leurs parents au Vietnam, ne se donneront aucune limite, jusqu'à ce viol perpétré sur une jeune Irakienne, après avoir massacré sa famille. Connu par son obsession du sens donné à la représentation cinématographique, De Palma s'empare de ce matériau à l'état brut, ne craignant pas à son tour d'aller à la limite de l'éthique de l'image pour tendre aux Américains qui vont voter cet automne un miroir peu flatteur de leur pays. Avec In the valley of Eilah de Paul Haggis, premier film du scénariste de Million dollars baby, rejoint ainsi Redacted sur le terrain miné des valeurs américaines déjà malmenées au Vietnam et maintenant enlisées dans le bourbier irakien. Il faudra s'attendre d'ailleurs à une naissance d'un syndrome irakien qui va inspirer une liste aussi longue de cinéastes que celle des réalisateurs qui se sont intéressés aux conséquences de la guerre du Vietnam. L'éthique, un mot difficile à convoquer à la vue de 12 de Nikita Mikhalkov, un remake de Douze hommes en colère de Sydney Lumet (Ours d'or au festival de Berlin en 1957) et tiré d'une pièce de Reginald Rose. Mikhalkov, excellent acteur, a pris le rôle joué par Henri Fonda, cinquante ans plus tôt. Il est un membre d'un jury populaire composé de douze hommes qui doivent décider de la culpabilité ou de l'innocence d'un jeune homme. Et l'accusé, Latino dans le film de Lumet, est devenu...un Tchétchène accusé d'avoir poignardé son beau-père, officier de l'Armée russe. 12 déroule assez mécaniquement un scénario long de deux heures trente minutes (!) qui reste un exercice de style pour le cinéaste russe. Alors, on se demande si le choix d'un Tchétchène n'est pas un simple alibi, évitant ainsi de donner toute information sur la guerre en Tchéchénie. A la sobriété du cinéaste américain, Nikita Mikhalkov oppose une mise en scène gesticulante qui permet de noyer, sous les prouesses techniques la réflexion autour de la Tchéchénie, qui voudrait bien se faire une place ici...L'ego du Russe déborde largement le cadre du cinémascope.... Dommage, car le savoir-faire était là, lui! L'audace du maestro égyptien La connaissance du cinéma est présente chez Youssef Chahine, et ça on le savait depuis longtemps. Que ceux qui étaient restés sur leur faim ces dernières années, malgré l'audace des thématiques abordées à ce jour par le maestro alexandrin se réjouissent! L'urgence avait poussé Chahine à être depuis un peu plus d'une décennie à démontrer plus qu'à montrer. Et là, la sympathie pour la cause défendue réduit toute exigence artistique à sa stricte condition. Comment parler des victimes (qui est fait avec brio, d'ailleurs) sans pour autant céder au jugement précipité, ou bien à l'énoncé d'idées comme s'il s'agissait de vérités. Or, les vérités sont à l'aune des perceptions qui sont de plus en plus brouillées par le discours immatériel: celui qui fait appel plus au sens qu'à la raison. Alors qu'avec Hya Faoudha (co-signé avec Khaled Youssef) et co-produit par la société de l'Algérien Rachid Bouchareb (heureux réalisateur d'Indigènes), le doyen du cinéma arabe renoue avec le cinéma qu'il affectionne. En effet, Youssef Chahine est fort lorsqu'il jongle entre la dénonciation et l'exposition des situations. Il ne laisse pas le spectateur sur le bord de la route, car ce spectateur peut aussi être ce salaud qu'il évoque dans son film. Il peut être Hatem, policier impitoyable qui torture aussi bien les étudiants enfermés dans ses geôles et se conduit en parrain dans le quartier populaire où il habite et où le racket semble être devenu la règle. Et gare à celui qui résiste! «Celui qui sert Hatem, sert l'Egypte» fait répéter, avec malice, Chahine, à son personnage. On sent d'ailleurs que Chahine aborde le sujet de son film avec une tendre colère. Il est vrai que ce Hatem (Khaled Saleh) sous sa carapace de brute, cache un coeur brisé par un amour, non réciproque, pour sa jeune voisine, Nour (Mena Shalaby). D'ailleurs à bien des égards et dans son obsession, cet amoureux, rappelle Kenaoui, incarné par Chahine en personne dans Bab al Hadid (1958), en face il y avait, Hanouna, vendeuse de limonades (Hind Rostom). Mais aujourd'hui, Nour, enseignante à la faculté, n'est pas amoureuse d'un bagagiste, Abou Serib (comme Hanouna dans Bab al Hadid) mais d'un jeune procureur de la République (Youssef el Sherif) qui se bat contre un système policier répressif et corrompu. Sa mère (Hala Sedki), qui a sous ses ordres, à l'université Nour, représente, elle, cette génération issue de la gauche nassérienne qui tout en manifestant ne s'interdisait pas le rêve. L'utopie. Aujourd'hui, cette universitaire découvre avec tristesse que Nour ne peut se permettre de porter une jupe, à hauteur du genou dans une Egypte où les concessions à la pensée rétrograde, initiée déjà par Anouar Sadate, ont fait le lit de l'intolérance. Avec beaucoup de tact, Chahine relève ces détails qui empoissonnent la vie de tous les jours des femmes aussi bien que celle des hommes. Il montre comment les ingrédients du chaos sont distillés à un rythme qui permet l'accoutumance en déshumanisant de plus en plus les êtres. A l'image de ce policier, Hatem, pour qui le cinéaste développe une empathie juste, mais qu'il place à bonne distance pour ne pas la transformer en excuse.Hatem est le produit d'une enfance misérable et dure, l'absence de relais de solidarité démantelée, entre autres par la politique de l'Infifadha qui a fait le lit de l'Islam politique, a fait le reste. Transformant ce jeune orphelin en être assoiffé de pouvoir donc de vengeance, même si le cinéaste aborde son sujet en grande partie sous l'angle de la parodie, où Fellini est présent au moment les plus inattendus, comme lorsqu'on surprend des jeunes gens parqués dans une cellule et qui passent leur temps à épier d'un trou fait dans le mur les jeunes détenues arrêtées pour prostitution. Et les jeunes barbus ne sont pas les derniers à coller leur oeil contre ce mur. Mais Chahine reste clairvoyant, s'il dénonce l'hypocrisie de ceux qui ont fait de l'exploitation de l'Islam un fonds de commerce, il n'hésite pas à montrer sa déférence pour la foi d'une manière générale. Il n'hésite pas à nous emmener dans une mosquée où la spiritualité dégage une sérénité certaine et, fait inédit à notre connaissance, l'auteur du Al Massir fait aussi pénétrer sa caméra dans une église cairote... Mais la situation s'étant aggravée, il rappellera que la réponse, à défaut de solution contre la déliquescence de l'Etat, est d'abord politique: elle passe par le débat d'idées. Aussi par un émouvant clin d'oeil à l'histoire, il convoque Bahia, celle qu'incarna Mohsena Tawfiq dans Le Moineau (), celle qui a symbolisé cette Egypte qui refusa aussi bien la défaite arabe de 1967 que la démission de Nasser! Bahia, ici, est une femme au foyer, mère de Nour, dont la combativité reste intacte surtout quand il s'agit de l'avenir de sa fille...Et la ressemblance est d'autant plus frappante entre les deux Bahia, Mohsena Tewfik et Hala Fakher, comme si Youssef Chahine en éternel baroudeur qui a le pessimisme de la raison et l'optimisme de la volonté, attachés au corps, est sûr du retour de son moineau dans le ciel d'Egypte... En effet, c'est surtout le problème de la subjectivité qui se pose. Mystère du cinéma, sans doute, et son miracle, peut-être, à Venise, c'est tant Youssef Chahine par son propos optimiste dans le chaos ambiant que la démarche anti -guerre de Brian de Palma, de Paul Haggis, qui semblent avoir été très proches de cette réflexion de Pasolini: «La mort n'est pas de ne pas pouvoir communiquer mais de ne plus pouvoir être compris». Et lors de cette 64e Mostra, la leçon semble avoir été comprise, en attendant d'être comprise...