Les Français ont ressenti comme un traumatisme l'accès de Le Pen au second tour de la présidentielle. Peu d'analystes, pour ne point dire aucun, ne se sont hasardés à dire que cette percée du leader de l'extrême droite était attendue. Et pour cause ! Dans toutes leurs prévisions, même les plus folles, aucun institut de sondage d'opinion ne s'est avancé à pronostiquer un tableau tel celui sorti des urnes de la soirée électorale du 21 avril. Cependant, à bien voir les antécédents électoraux français, force est de dire que la progression du taux de voix de Jean-Marie Le Pen est mathématique et même prévisible, si l'on se remet dans le contexte proprement français. Lors des trois dernières présidentielles, Le Pen a été crédité en 1989 de 12% des voix, il a recueilli 15% en 1995 pour culminer aujourd'hui à 17,3%, se qualifiant même au second tour de la présidentielle provoquant un sérieux traumatisme parmi les Français. Car, pour comprendre ce que les médias français ont rapidement qualifié de «séisme», la victoire de Le Pen lors du premier tour de l'élection présidentielle française, il convient de prendre en compte autant les paramètres induits par le catastrophique attentat contre les Etats-Unis, le 11 septembre, que les motivations sécuritaires propres à la France, et qui ont de tout temps constitué le cheval de bataille de Le Pen et de l'extrême droite française. Ce thème récurrent a même été au centre du débat après le carnage de Nanterre (Haut-de-Seine) où un fou furieux a tué la moitié des élus de la municipalité, déclenchant un énorme scandale en France. Le Pen, qui, depuis vingt ans, a fait de la sécurité et de l'immigration pour le leader du Front national, en fait les deux sont liés ses points d'ancrage, s'est pour ainsi dire retrouvé dans son élément après le massacre de Nanterre. Ce dérapage sécuritaire a constitué a contrario un sévère coup pour Lionel Jospin, gestionnaire de fait de l'action du gouvernement dans ce domaine. En vérité, le coup de massue porté par la recrudescence des actes de violence - l'assassinat d'un policier par un agriculteur venant juste après le carnage de Nanterre - a touché de plein fouet Jospin en charge de la sécurité des Français. Par ailleurs, dans une campagne terne, où ni Chirac et encore moins Jospin n'ont pu se transcender, Le Pen avait beau jeu d'affirmer aux Français qu'il représentait le changement, quand il leur promet ce qu'ils ont attendu vainement de Jospin et Chirac qui gouvernent de concert depuis cinq ans. Cependant, pour Le Pen, qui a réussi son coup de poker à la présidentielle, l'enjeu était de se placer pour les prochaines législatives qui sont et restent son véritable objectif. Alors qu'il tablait sur la troisième place, Le Pen enlève donc le jackpot et se positionne idéalement pour les législatives de juin prochain. C'est cela en vérité le véritable enjeu pour Le Pen qui n'avait aucune chance d'emporter l'Elysée. En revanche, redonner à son parti, le Front national, sa place au palais Bourbon (Assemblée nationale française), voire en faire une force d'appoint, est son objectif prioritaire. La dispersion de la droite traditionnelle, la déconvenue de la gauche plurielle, annoncent des élections législatives très serrées, ou ni les amis de Chirac ni ceux de Jospin ne sont assurés d'avoir une majorité de gouvernement. Devenir la troisième force parlementaire, ce qu'espère réussir Le Pen, mettra son parti en position d'arbitre et obligera les uns ou les autres à composer avec lui pour former le gouvernement. Rien de surprenant à cela, en fait, car c'est ainsi que l'extrême droite autrichienne et italienne, notamment, est entrée aux gouvernements à Vienne et à Rome. Et Le Pen ambitionne ni plus ni moins que de faire de l'extrême droite française la troisième force de gouvernement dans l'Europe des Quinze. L'arrivée de Le Pen en «finale» de la présidentielle française, si elle donne un avant-goût de ce qui attend les Français, est surtout un avertissement, pour le moment sans frais, de ce que prépare le leader de l'extrême droite française qui voit loin. Un loin qui peut se résumer par la position d'arbitre dans la constitution du futur gouvernement français. C'est à ce moment que les Français ressentiront les véritables répliques du séisme du 21 avril.