A l'instar de certains romans qui, en incipit, prennent soin de signifier le caractère fictif des personnages et des événements relatés, Gabbla aurait pu tout aussi bien aviser le spectateur au regard formaté qu'il n'aura pas son comptant de ce qu'il a l'habitude de consommer. Serait-ce peu respectueux de l'intelligence du public ? Mais surtout le réalisateur, le voudra-t-il ? Il reste tout de même que ce film pose problème à celui qui l'a apprécié et qui voudrait faire partager au plus grand nombre ce qui en fait l'intérêt. A cet égard, sachant que Gabbla a été tourné en partie à l'orée du Sahara, le spectateur lambda - la cinéphilie n'ayant plus cours en Algérie depuis près de trois décennie - pourrait être surpris, voire crier à la tromperie sur la marchandise, parce qu'il s'attendait à une esthétique de la séduction. Forcément, il n'aura pas eu droit à l'image bien léchée, à l'impeccable cadrage et au chromatisme de la couleur savamment agencé, tous les ingrédients ne faisant pas partie de l'alphabet de Inland, l'autre titre de ce film. Il est alors essentiel de livrer quelques repères à propos de ce long métrage dont les références se situent dans le sillage d'une grande lignée du cinéma mondial, celle du néo-réalisme italien, du cinéma novo brésilien, de celui de l'Indien Satyagit Ray et de son Pather Panchali (la musique du film y fait un clin d'œil), ou encore du Japonais Kaneto Shindo et de son magnifique « L'Ile nue ». Ce sont, osons le dire, des films qui se méritaient car ils inauguraient une nouvelle esthétique, à l'opposé du conformisme cinématographique de leur époque. Ainsi, le néoréalisme italien n'a pas rencontré de succès en Italie, mais d'abord ailleurs. Il avait payé pour n'avoir pas fait repaître son public de l'habituelle image d'un univers cossu et de ses personnages beaux aux si belles manières, un monde conviant à l'évasion et à l'identification facile. Ce nouveau cinéma, lui, montrait sans fard les petites gens, celles de tous les jours, aux prises avec un dur quotidien. Il renvoyait au spectateur italien son dramatique univers au travers d'une nouvelle syntaxe cinématographique plus approprié au sujet. C'est avec le temps, et l'évolution du regard du public, que cette esthétique, puisant aux sources d'une exigeante éthique, a fait école et que ses films sont devenus des classiques. Gabbla, sans être à l'identique, d'où son intérêt, est de cette veine-là. Que nous conte-t-il ? Il y est question de cette blafarde Algérie d'après la grande vague du terrorisme. Et qui mieux qu'un topographe était mieux indiqué pour en arpenter la géographie humaine et physique ? C'est la mission de Kamel, le personnage principal. Le scénario de Tariq et Yacine Teguia (frère et producteur du premier) prend prétexte d'un fait réel sans le citer. Il s'agit de l'assassinat de deux géomètres français, un évènement qui laissa en plan la réalisation d'une ligne électrique dont le tracé était en cours. Cela s'était passé au tout début de la décennie 1990 au sud de la wilaya de Sidi Bel Abbès. Kamel est envoyé sur le lieu du crime dont les traces sont encore horriblement présentes et qu'il doit effacer. Et c'est au cours des pérégrinations de ce géomètre, qu'est donnée la mesure des autres dimensions de la tragédie algérienne. Il n'y a pas de discours ni de leçons, rien que le constat d'une Algérie martyrisée dans ses corps et décors. Mais si on est bien dans une Algérie qui ne bouge pas, encore catatonique, voire maintenue dans cet état, c'est un pays où les pulsations de vie sont là, pressantes. Les raisons du désespoir sont flagrantes, mais à aucun moment le film ne cultive la démission. En revisitant notre réel, Gabbla prend ses distances avec le réalisme et surtout avec tout didactisme. Il développe un anti-esthétisme qui débouche sur une autre forme esthétique : celle qui permet à ce qui est dérangeant dans ce qu'il nous raconte de ne pas être oublié à la fin de la projection. Dans sa démarche, Téguia refuse de donner à voir. Il se situe dans la suggestion à travers ses plans en déséquilibre et ses cadrages, parfois si étroits qu'on voudrait écarter ce qui gène la vision. Certains plans généraux révèlent si peu de ce qui se passe au loin qu'on est pris de l'envie de tendre le cou pour distinguer quelque chose. Ce faisant, le réalisateur rejette tout compromis avec les conventions en poussant le parti pris de l'épure et du dépouillement jusqu'au paroxysme. Le spectateur est constamment agressé dans ses habitudes parce que tous ses repères sont brouillés. La clarté des extérieurs est parfois aveuglante alors que par opposition les intérieurs sont outrancièrement obscurcis et, là où le champ/contrechamp s'impose dans une conversation, la caméra fait l'école buissonnière, errant sur ce qui est en apparence accessoire. Téguia ne donne donc pas vraiment à voir. Le spectateur voyeur est frustré. C'est le ressenti qui s'impose. Il s'impose également par l'immobilité dans le temps et dans l'espace, une autre caractéristique d'un récit qui prends son temps pour dérouler en 2 h 18 mn une intrigue peu évidente. Quelques séquences viennent par moment dégager la caméra de sa fixité par de longs travelings d'un onirisme apaisant. Il reste les personnages avec lesquels toute identification ou toute empathie sont refusées, non qu'ils soient emblématiques, mais parce que Tarik Téguia refuse au spectateur de ressentir sympathie ou compassion. L'émotion brute n'est pas suscitée. Elle est toute intellectuelle. Les interprètes, hormis Sid Ahmed Bénaïssa, ne sont pas des têtes d'affiches. Ils jouent pourtant avec une remarquable justesse de ton. Kader Affak, en Malek, est le type même de l'anti-héros. Sid Ahmed Bénaïssa a, pour sa part, fait dans la sobriété avec du métier à revendre. Il a de l'épaisseur car il a été filmé comme rarement par une caméra qui a su tirer parti de son physique et de son jeu. La plupart des autres comédiens sont des non-professionnels. Ainsi, Ines Rose Djakou, une étudiante subsaharienne, campe une immigrée clandestine en direction de l'eldorado européen. Son destin croise celui de Malek. Il se libère du surplace qui le clouait. Il découvre une cause et il est sauvé. La tragédie algérienne est ainsi relativisée, l'énigmatique happy-end qui clôt le film est alors permis.