Dans un pays privé d'images et de sa propre image, Gabbla de Tariq Teguia s'illustre et montre le véritable visage de l'Algérie. Pas des grandes villes et des gens qui les peuplent, mais à travers la vie dure et rude des petites gens au milieu de nulle part, dans des contrées lointaines. L'Algérie de Tariq Teguia, ce sont des paysages bouleversants, des silences révoltants et des individus en ébullition. Fort de son succès dans l'Hexagone, notamment grâce aux critiques dithyrambiques de la presse française et la distinction qu'il a reçue à Venise : le prix de la Critique internationale, Tariq Teguia a présenté, mardi dernier, en avant-première à la salle El-Mouggar, son dernier film, Gabbla (Inland). Face à une salle archicomble, où étaient présents les membres de son équipe, ainsi que certains comédiens , notamment l'acteur principal Kader Affak, la comédienne Ina Rose Djakou, celle qui lui a donné la réplique, et Ahmed Benaïssa. En fait, cette production algéro-française, tournée entre février et avril 2008 en Algérie, a été financée par le ministère de la Culture, le Fdatic, le Fond-Sud et Balzane ; elle nous plonge dans l'Algérie d'aujourd'hui. Une Algérie “belle et terrible”, accueillante et blessée, belle et laide, chaleureuse et méfiante, vaste et si minuscule, habitée et si vide… Un pays où il n'y a pas de demi-mesure, qui est tout à la fois. Une Algérie qui se dit grandir après 45 ans d'indépendance, mais qui a tant subi durant les années noires de la décennie 90. Dans ce pays si grand et si contradictoire, il y a Malek, un antihéros qui incarne parfaitement l'inertie et l'attente dans laquelle se place le jeune Algérien, qui travaille pour un bureau d'études en tant que métreur-vérificateur. Son métier lui permet de voir du pays et de ne se poser nulle part. Malek est comme un nomade. Il s'installe, construit et déconstruit sa vie. Malek est envoyé dans un hameau perdu dans l'Ouest algérien, dans le but de raccorder ce dernier à la ligne principale. Il fait la connaissance d'une jeune femme, harraga (du Sahel) et entame avec elle un périple dans l'Algérie profonde pour la ramener chez elle. Cette histoire est ponctuée par l'apparition d'un groupe de personnes : des militants filmés dans une pièce (un bureau), et qui discutent, voire débattent de l'Algérie d'aujourd'hui et du rôle de l'intellectuel dans le pays. Tombant très rarement d'accord, les débats se transforment parfois en tirade, mais posent, de manière concrète, les véritables questions telles que : y a-t-il réellement une classe intellectuelle en Algérie ? Y-a-t-il une intellectualité partagée par l'ensemble des individus appartenant à la même société ? La société algérienne va-t-elle exploser, explose ou va exploser ? Ou alors comment contrer le pouvoir du discours et le pouvoir de la tribu ? Toutes ces interrogations devraient être au centre des débats aujourd'hui, mais le sont-elles ? En tout cas, au milieu du film, une phrase étonnement vraie et très percutante est lâchée par un des personnages : “Une guerre s'achève, une autre débute, personne ne le réalise.” Gabbla de Tariq Teguia passe en revue l'histoire de l'Algérie, de l'Indépendance à nos jours : l'isolement, le vide, le système policier, la “hogra”, l'inertie, les constructions anarchiques et l'envahissement du béton, l'hypocrisie, mais il montre également la capacité de l'Algérien à rire même dans les moments les plus difficiles et les plus désespérés. L'espoir est donc possible, et la vie existe dans ce pays en quête de valeurs et d'identité. C'est “la cour des miracles”, mais le miracle est possible. Gabbla est un film de 2h18min, qui recompose et reconstitue l'Algérie. Le sens est donné en fragments ; c'est comme un puzzle où des codes sont glissés dans chaque scène et chaque image. D'ailleurs, techniquement parlant, le film est une réussite. Tarik Teguia est comme un écrivain qui décide d'écrire le plus beau texte de sa vie ; c'est un artiste qui, par son passif de photographe, offre à son spectateur l'Algérie en images… parlantes. Par ailleurs, une lenteur, voire lourdeur traverse ce film, mais elle est le plus souvent justifiée : ses plans statiques par exemple font référence à l'inertie d'un pays, d'un peuple et d'une génération. Les images parlent et c'est le but. En fait, alors que d'autres sèment et récoltent la mort dans ce pays, Tariq Teguia avec Gabbla (qui signifie direction) a sublimé les malheurs de son pays, semé la vie dans un environnement figé par la désolation et montre, tel un éclaireur, le chemin pour la liberté. Sara Kharfi