14 personnes, dont une jeune maman, sont candidates à ce départ qui a eu lieu de la plage de Seybouse. Un départ certain, mais une arrivée aléatoire. La côte annabie demeure la plus prisée par les candidats à l'émigration clandestine. A Annaba, le rythme des départs va crescendo. Même durant le mois de Ramadhan, les harragas n'ont pas lâché prise. Ils tentent chaque nuit, au péril de leur vie, une traversée vers le «présumé» meilleur avenir. Ils sont des centaines à braver chaque jour la grande bleue. Ni les conditions climatiques défavorables ni les dangers n'ont altéré leurs ardeurs en quête d'un eldorado. Un eldorado semant des victimes sur le chemin de sa renommée. Certains arrivent à bon port, d'autres périssent en haute mer, mais le plus grand nombre se fait «repêcher» par les gardes-côtes de différents pays. Pendant qu'ils sont gardés dans des camps, leurs familles sont rongées par l'inquiétude. Ce sont les quelques émotions de quelques jeunes harragas que nous avons voulu vivre avec eux, lors des préparatifs d'une traversée. Le point de départ est fixé à la plage de la cité Seybouse, où L'Expression a eu l'exclusivité des derniers moments d'un départ certain, mais d'une arrivée incertaine. Pour ce départ, 14 personnes, dont une jeune maman, sont candidats. Dans la nuit du dimanche à lundi de la semaine dernière, nous avons été conviés par ces harragas à transmettre un message. Un message que tant de jeunes harragas ont essayé, tant bien que mal, de transmettre aux hauts responsables de l'Etat pour les prendre en charge. Ils ne demandent que le Smig social, «une vie décente chez soi, plutôt que de se soumettre ailleurs.» Ce sont là les propos tenus par les 13 harragas avec qui nous avons voulu vivre les derniers moments sur la terre ferme, avant leur entame de la traversée de la mort. Doublement victimes Agés respectivement de 20 à 37 ans, les 14 harragas sont originaires de l'est du pays, notamment de Souk-Ahras, Guelma, Bouchegouf, Azzaba, Jijel et Annaba. Pour faire partie du voyage, chacun a dû s'acquitter de 20 millions de centimes. 18h30mn, tout le groupe est présent. Ils n'ont que le strict minimum sur eux. Il faut alléger le plus possible les deux embarcations. Bien enveloppés dans des habits chauds et imperméables, car l'air marin est glacial, les candidats, leur courage pris à deux mains, semblent prêts pour la grande aventure. K.M., jeune maman âgée de 26 ans, semble appréhender beaucoup plus l'inconnu que la traversée. Les 14 harragas, en dépit des nerfs tendus, se disent solidaires pour se prendre en charge les uns, les autres. Sur la rive, la conversation bat son plein. On discute du moindre détail pour réussir la traversée. Soudain, c'est le silence. A un moment, on avait cru à une intervention de la police. Nous suivîmes le regard des jeunes, rivés du même côté sur un nouvel arrivant. L'homme, sûr de lui, salue les jeunes harragas, un par à un, avant de donner une petite tape sur l'épaule de la jeune maman tout en lui assurant une arrivée saine et sauve en Sardaigne. C'est le passeur. Agé d'une quarantaine d'années, et originaire de la wilaya d'El Tarf, H.I ne semble pas être dérangé par notre présence. Apostrophé sur cette activité, l'interlocuteur avoue être face à une situation qui échappe à tout contrôle: «Je ne suis pas responsable de ce qui se passe dans le pays. Moi aussi, je suis victime des conditions sociales et j'essaie de tirer profit de chaque situation. Et puis je ne suis pas le seul à activer dans ce domaine.» Devant tant de mépris envers des centaines de vies humaines, nous restâmes pantois. Devant notre étonnement, l'homme, et pour ne pas effrayer davantage le groupe de candidats à l'émigration, soutiendra: «Je ne suis qu'un passeur. Mon rôle est d'assurer l'arrivée à bon port à mes clients.» Avant de préciser: «Je travaille avec des gens qui fournissent du matériel sûr et solide pour ne pas mettre en danger la vie des jeunes qui veulent atteindre le continent européen, afin de réaliser le rêve.» Ainsi, le phénomène de l'émigration clandestine est devenu un créneau lucratif pour des hommes sans scrupules. Lors de notre conversation, H.I. a laissé entendre qu'il est intouchable et qu'il active sous le commandement d'un réseau bien structuré. Pour preuve, dans sa filiale, tous les prétendants à l'immigration clandestine ont rejoint l'autre rive, aucun mort n'a été déploré ni disparu. Les opportunistes font des affaires sur le dos des desperados. Chaque jour, des jeunes candidats à l'émigration clandestine embarquent dans des embarcations de fortune à partir du littoral annabi, notamment depuis Sidi Salem, Seybouse, jusqu'à Aïn Barbar et Chetaïbi en passant par la grande plage à Seraïdi. Le littoral est depuis peu partagé en secteurs par les passeurs. Ceux-ci sont «alimentés» dans ce créneau de la mort par des intermédiaires prospectant dans les milieux d'adeptes de l'émigration clandestine. Les passeurs se contentent d'assurer les embarcations, le mazout et parfois des gilets de sauvetage. Les intermédiaires prospectent, de quartier en quartier, en quête de «marchandise», de jeunes déprimés, prêts à s'allier avec le diable pour changer le cours de leur destin même au détriment de leur vie. Ces passeurs, au même titre que les intermédiaires, deviennent les complices d'un crime collectif. Il s'agit d'un homicide prémédité puisque cette mafia procure l'arme du crime, l'embarcation de malheur. Cette mafia a tissé tout un réseau le long des côtes algériennes. Grâce à ce créneau «macabre», celle-ci a récolté des fonds qui s'élèvent à des centaines de millions de dinars. Pour une traversée, un candidat à l'émigration clandestine s'acquitte d'une somme allant de 10 à 20 millions de centimes. Et quand on sait qu'en 2007, 1500 tentatives de «harga» ont été recensées, le calcul est simple. Le chiffre d'affaires donne le tournis. Il est encore plus effarant quant on sait que sur les 1500 jeunes ayant tenté l'aventure, près de 900 sont portés disparus et quelque 400 autres croupissent dans les geôles de certains pays méditerranéens ou se trouvent dans des camps de concentration en attendant leur rapatriement au pays. Ainsi, seule une centaines a pu échapper à la fureur de la grande bleue. C'est dire que les prétendants à l'émigration clandestine sont doublement victimes. Rejetés par un système social, loin de répondre à leurs aspirations, devenus la proie des requins relevant de la mafia, ces jeunes ne savent plus où donner de la tête. L'heure du grand départ Ainsi, jeudi dernier, 25 septembre, L'Expression a été le témoin oculaire d'une tentative d'émigration clandestine et dont, gageons-le, que l'issue ne soit pas un suicide collectif. 14 harragas veulent atteindre la Sardaigne dans le sud de l'Italie. Il est 18h, les harragas improvisent une table pour le f'tour. Il faut prendre des forces avant d'entamer la traversée depuis la plage de Seybouse. Un maigre f'tour: galette, lait, dattes, z'labia, thon, bourek, eau minérale et jus. Les senteurs de la chorba frik s'invitent déjà. Les nerfs sont tendus. La tension monte. Le bruit des vagues annonce le mauvais temps et l'appréhension de la traversée se fait sentir. Le compte à rebours a commencé. Ces candidats essaient tant bien que mal de cacher leur peur tout en écoutant la célèbre chanson de Boudjemaâ El Ankis Ya Bahr Ettoufan. C'est l'adhan d'El Maghreb. Les uns grignotent de la nourriture, les autres allument une cigarette. C'est le moment! Entre-temps, deux embarcations, sorties du néant, sont venues s'échouer sur la plage. Il faut faire vite avant que les gardes-côtes ne commencent à sillonner la mer, le long du rivage. L'un des harragas effectue la prière du départ, un rituel exécuté par les harragas, car ils ne sont pas sûrs de revenir ou d'arriver à bon port. 18h40mn. Les embarcations prennent le large, laissant derrière elles une atmosphère de peur et de peine. De notre place, sur la plage, on les voit valser sur les vagues d'une mer peu agitée. Les deux embarcations s'éloignent du rivage pour n'être plus qu'un point dans cette obscurité angoissante. Ils sont partis en emportant avec eux seulement de l'eau et du mazout. Nous, nous leur souhaitons bon vent. Avant de partir, ces harragas, qui nous ont sollicité pour les accompagner dans leurs derniers pas sur la terre ferme d'Algérie, nous ont promis de nous contacter une fois arrivés en Sardaigne. Nous sommes au sixième jour et nous sommes toujours sans nouvelles. Selon certaines informations, leur embarcation a été interceptée par les gardes-côtes espagnols. En fin de compte, l'émigration clandestine peut être assimilée à cette faucheuse qui emporte des centaines de jeunes qui jouent leur vie à la roulette russe. Le plus souvent l'impact est fatal. Dans ce cas, entre les dents de la mer et les griffes des prisons, le choix est fait comme ces oiseaux qui préfèrent se cacher pour mourir.