Rencontré à Tizi Ouzou à l'occasion d'un colloque sur Tahar Djaout, Abdelkrim Djaâd apporte à nos lecteurs un témoignage sur l'auteur des Vigiles. Abdelkrim Djaâd était le directeur général du journal Rupture où Djaout écrivait au moment de son assassinat en mai 1993. Djaâd était aussi un ami de longue date de Tahar Djaout. L'Expression: Quel est votre sentiment en prenant part à cette rencontre en hommage à Tahar Djaout? Abdelkrim Djaâd: Je suis particulièrement sensible à cette invitation. Elle m'a permis, après dix-sept ans de silence, de parler de mon ami qui a été assassiné lâchement par les intégristes en 1993. Je crois que c'est une espèce de thérapie qui m'a permis d'exprimer ce que j'ai retenu pendant très longtemps en moi-même. Cela m'a fait du bien. Lors de votre communication, vous avez affirmé que c'était le journaliste de l'hebdomadaire Rupture qui a été visé par l'attentat et non pas l'écrivain, pourquoi? Ce qu'écrivait Djaout dans Rupture, c'était très critique. Il avait un engagement anti-intégriste important et un engagement contre le pouvoir qui était tout aussi important. Naturellement, je pense qu'il était plus visé en tant que journaliste qu'écrivain. En plus, chez nous, en vérité, il y a très peu de lecteurs des romans de Djaout. On a plus connu le journaliste que l'écrivain. Alors qu'à l'étranger, en France par exemple, on connaît plus, l'écrivain que le journaliste Djaout. Que pouvez-vous dire brièvement de Djaout, en tant que journaliste, homme et ami? Le journaliste? Donc, ce n'est pas l'inverse! C'était ses articles qui étaient ciblés. A chaque fois qu'il écrivait quelque chose, c'était particulièrement percutant et avec un verbe extraordinaire. Comment êtes-vous restés amis et collègues très proches malgré vos tempéraments complètement différents? Nous avons appris à nous connaître et à nous aimer tels que nous étions. Nous nous enrichissions de nos différences mutuelles. Tahar était très proche de moi comme je le fus. On partageait une complicité qui était la «même préoccupation journalistique. Nous étions très liés par ça.» C'est-à-dire que nous avancions en même temps sur les mêmes sujets. Pouvez-vous revenir rapidement sur le contexte de l'époque, à Alger et à l'intérieur du journal Rupture? Nous étions dans un contexte de guerre civile. Tous les jours, nous enterrions des amis. A l'intérieur du journal, il y avait une peur panique. Il y avait des gens qui étaient très sensibles à ce qui se passait. Ça nous faisait réellement peur. Nous venions à la rédaction la peur au ventre et nous repartions le soir sans savoir si nous allions arriver chez nous ou pas. C'était vraiment une peur extraordinaire. Mais en même temps, on se disait que ça valait le coup de se battre contre des intégristes barbares. Quelques jours avant son assassinat, n'avez-vous pas constaté des prémonitions chez Djaout? Pas du tout. Il était très serein. Il chauffait le matin sa voiture. Il n'avait aucune crainte. Quelqu'un était venu pour lui parler. Il a ouvert tranquillement sa vitre et l'assassin lui avait mis deux balles dans la tête. Il n'était pas du tout préoccupé par ça. La preuve, il garait sa voiture à plus de deux kilomètres de la rédaction. Il savait comme nous tous, qu'un accident pouvait arriver à tout moment, mais il était loin de se douter qu'il allait être assassiné. Avait-il l'habitude de vous faire part de ce qu'il écrivait dans ses romans au fur et à mesure qu'il le faisait? Djaout était très préoccupé par ce qu'il écrivait. Chaque matin, on parlait un peu de son oeuvre, de ce qu'il avait écrit, s'il avait avancé.. Il regrettait par exemple que la veille, il n'avait pas eu suffisamment d'inspiration pour pouvoir avancer dans son oeuvre. A chaque fois qu'il avait une nouvelle idée, on la discutait ensemble. Je pense qu'il voulait avoir notre point de vue pour enrichir un petit peu ses écrits. Il était à l'écoute de tout le monde. Je pense que ce sens de l'écoute l'enrichissait beaucoup.