Né en 1942 à Bab El Oued (Alger), professeur en psychiatrie, médecin légiste, criminologue, écrivain, Bachir Ridouh est responsable du service psychiatrie légale au CHU Frantz-Fanon de Blida. Rencontré au CHU de Tizi Ouzou, mercredi dernier où il participait à un colloque sur le suicide, le Pr Bachir Ridouh revient, dans cette interview, avec plus de détails sur ce phénomène. L'Expression: Vous venez de prendre part à un colloque sur le suicide. Pouvez-vous nous dire si la situation s'est améliorée en matière de gestion de ce problème épineux, notamment grâce aux efforts fournis pour endiguer ce phénomène? Bachir Ridouh: De toute façon, la prise en charge se fait toujours à travers le territoire national. Ces journées médicales sont importantes car, comme vous le savez, les médias ont quelque peu stigmatisé cette région (Tizi Ouzou) concernant le suicide. Le Pr Ziri a fait une thèse sur cette question. Il a travaillé sur plusieurs régions et il a conclu qu'il n'y avait pas de région à stigmatiser. On est arrivé à une résolution très importante: la création d'un observatoire du suicide. S'il n'y a pas un observatoire du suicide, sur quel critère peut-on évaluer ce phénomène. Si on a des chiffres sur le suicide et les tentatives de suicide, à ce moment-là, on peut établir une cartographie et dire qu'il y a eu augmentation ou diminution. L'étude de Ziri a conclu qu'on avait la même prévalence que tout le bassin méditerranéen. Mais pour qu'il y ait une étude bien approfondie avec des analyses et à partir de laquelle on pourrait faire des prises en charge, cet observatoire est impératif. En plus des facteurs intérieurs qu'est la fragilité psychologique entre autres, est-ce que les facteurs extérieurs comme le terrorisme, les séismes, la crise économique peuvent être un élément déclencheur de l'idée de suicide chez le sujet? Paradoxalement, pendant la guerre d'indépendance, on ne se suicidait pas et pendant le terrorisme, on ne se suicidait pas. Il y a un tel instinct de survie dans ces conjonctures qu'on ne peut même pas penser au suicide. Ce genre de situations engendre une telle énergie extraordinaire pour s'en sortir que personne n'y pense. C'est-à-dire que vous n'êtes plus isolé dans un moment de terrorisme. Il y avait une cohésion, une solidarité et une aide extraordinaire entre nous et puis chacun voulait s'en sortir. Je peux même dire qu'on ne pense pas à cela car on pense plus à comment s'en sortir. Ce n'est pas la misère forcément qui conduit au suicide. On peut être très seul tout en étant au milieu d'une ville. Comme vous le voyez, en Europe, ça bouge de tous côtés mais il n'y a pas de cohésion. Il y a un besoin de rompre l'isolement même si on est en pleine ville. Donc, pour vous, la goutte qui fait déborder le vase du suicide c'est la solitude et non les autres problèmes concrets comme la pauvreté, le chômage ou autre... C'est mon avis. Je pense que la solitude est le sentiment le plus terrible. Quand ils sont vieux, ça se comprend un petit peu mais quand ils sont jeunes, c'est cette solitude qui en est la cause. C'est-à-dire qu'au milieu de beaucoup de gens, ils se sentent seuls, ils se sentent pas du tout aimés et rejetés. Il y a peut-être une hyper-activité sans qu'il y ait de relations authentiques. On peut se dire bonjour ou se téléphoner mais ça se termine cinq minutes après. Finalement, le sujet n'aura vu que des passages très brefs et superficiels. Alors qu'il voudrait s'appesantir au moment où tout le monde est pressé. On dit aussi que ce sont les personnes introverties qui ne s'expriment pas trop, qui sont les plus exposées au suicide. Confirmez-vous cette thèse? C'est évident que si la personne n'arrive pas à communiquer et qu'elle n'arrive pas à se décharger quand elle est dans un état de souffrance psychique, c'est sûr qu'elle finira par exploser. Comment expliquez-vous que c'est dans les sociétés développées que le taux de suicide est de loin plus élevé? C'est vrai que c'est paradoxal quand on voit ce qui se passe dans le monde développé où il y a un taux de suicide extraordinaire. Ce sont des sociétés avec des mouvements extraordinaires mais qu'est-ce que ça doit être difficile si on participait à ce mouvement! Quels sont les pays au monde qui sont les plus touchés par le suicide? C'est la Suède et les pays nordiques. Pourquoi, d'après vous, ces pays sont-ils les plus affectés en sachant que la qualité de vie y est très élevée? C'est comme la toxicomanie. Nous assistons aux deux extrêmes. Il y a celui qui n'a rien, donc il n'en peut plus alors que dans ces pays, on peut dire que les gens ont tout. Ces derniers optent pour la consommation de substances psycho-actives qui est terrible dans ces pays-là. Et qui dit consommation abusive de psycho-actives, c'est être à la limite du suicide. Quand on a presque tout, on devient frustré. C'est ce qui se passe dans ces pays car il n'y a plus d'aspérité qui accroche. Tout est tellement bien structuré qu'il n'y a plus d'aide humaine. La personne a tout à portée de main et il n'y a plus de relations humaines. C'est complètement le contraire chez nous où le tissu de relation est extraordinaire. Ce qui permet de remplir sa journée de manière agréable, en même temps de manière qui accroche. La vie c'est la rencontre avec l'autre. Là, c'est du matin au soir qu'on est avec l'autre. Puisqu'on parle de communication et de relations humaines, les problèmes psychologiques sont-ils plus répandus dans les villages que dans les milieux citadins? Il n'y a pas cette rupture entre les villes et les villages chez nous. Nous n'avons pas ces mégapoles. On peut même dire qu'il existe beaucoup de ruralité dans les grandes villes. Le critère est plus de savoir comment la société a évolué et non pas cette distinction entre ruralité et citadinité. On peut être dans la citadinité à Alger ou à Oran et puis y vivre de manière assez rurale. La famille est également déterminante dans l'apparition de ce genre de problèmes. Est-ce vrai? Tous les rapports humains sont importants. Le fait de demander de l'aide, encore pour n'importe quoi, crée énormément de relations humaines. La vie, c'est rencontrer l'autre du matin au soir. On vit pour cela. On ne vit pas pour rester tout seul. Le but de la vie c'est de se rencontrer tous les jours et d'échanger: sur le plan professionnel, sur le plan familial, sur le plan conjugal. Depuis au moins deux décennies, le phénomène de la toxicomanie a pris des proportions alarmantes. Quelle est votre appréciation par rapport à ce fléau? Il y a une consommation de psychotropes, de boissons alcoolisées et de chira. On n'a pas encore de drogues dures. On n'a pas ce gros phénomène de la cocaïne et autres. Certes, il y a de la consommation et au ministère de la Santé, on a prévu quinze centres de désintoxication. Mais chez nous, ce n'est pas un gros phénomène ravageur comme on le voit en Europe. On n'en est pas à la désocialisation qu'on a en Europe. Celui qui est dépendant est tout seul du matin au soir, isolé, il se pique...Cela ne veut pas dire qu'il ne faudrait pas prendre des précautions. Car chez nous, quand le toxicomane est en manque, il peut tout faire pour se débrouiller et ça donne lieu à cette criminalité sanglante qui est dangereuse car elle peut toucher la personne qui passe à côté. C'est cette criminalité associée à cette toxicomanie qui fait des dégâts. Peut-on conseiller les gens à consulter un psychiatre à titre préventif? Effectivement. La personne doit le faire. A partir de quel moment? Quand on est instable, impulsif et qu'on commence à courir et puis, quoi qu'il arrive, on est triste. Quand on n'arrive même pas à se mettre debout.