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Le XXIe siècle sera juste ou ne sera pas
LA CRISE MONDIALE EST MULTIFORME
Publié dans L'Expression le 28 - 04 - 2011

La donnée la plus précieuse pour une société est l'Etat de droit, la plus néfaste est celle de l'injustice.
Tous les peuples aspirent à la liberté et à la justice. A des degrés divers, ils sont désorientés, confrontés à des défis sans précédent. Tous les problèmes se posent en même temps: moraux, politiques, économiques et culturels. L'ordre mondial est injuste. La donnée la plus précieuse pour une société est l'Etat de droit; la plus néfaste est celle de l'injustice. Dans quel monde vont vivre les nouvelles générations? L'idée même de monde et ses développements modernes en mondialisation et occidentalisation, pose problème. Comment bâtir l'Etat de droit, préserver l'identité et la souveraineté? Quelle est notre vision du monde? Y a-t-il encore un monde, si un monde signifie vivre ensemble? La mondialisation donne la possibilité d'intenses contacts virtuels et en même temps elle isole, nivelle, contredit nos valeurs propres, nous empêche de rechercher de manière commune le juste.
Mondialisation inégalitaire
Est-on dans le monde pour subir simplement chaque instant, ou bien devons nous préparer et décider de l'avenir, en sachant que rien n'est donné d'avance? Sommes-nous encore maître du devenir, ou en train de perdre de vue ce qui peut se réaliser, de projeter des représentations, sans prise sur le réel? Depuis l'ère industrielle, qui a pris son essor décisif au XIXe siècle, la mondialisation s'est développée comme un processus multidimensionnel. Elle a une histoire à plusieurs facettes. Celle-ci commence avec l'avènement de la technique qui, en se déchaînant, a multiplié les possibilités de liaisons entre les êtres humains, avec le monde, dans le monde; mais elle s'est accompagnée de l'exacerbation des rapports de force et de domination d'un côté, de l'exploitation à grande échelle des ressources de la planète, de l'autre.
Il s'agit aussi de savoir, d'une part, comment comprendre le phénomène indépassable de la technique qui modifie nos conditions d'existence et notre rapport au monde et, d'autre part, comment nous pouvons assumer cette incontournable métamorphose d'une manière libre, responsable et cohérente. Les puissants de ce monde tentent d'imposer leurs points de vue et d'exploiter les richesses des autres peuples. La mondialisation est une «occidentalisation».
C'est un risque qui contredit l'identité et la souveraineté. Il est à l'oeuvre dans tous les domaines; il produit un non-monde accablé de dureté, une situation de «marche ou crève». La pseudo-mondialisation ne se limite pas aux aspects techniques, scientifiques, économiques. Elle concerne les valeurs culturelles et éthiques. Qui pourrait s'opposer à la mondialisation des pratiques démocratiques, d'instruments de progrès tels que la recherche scientifique et la production libre des richesses en partage? Cependant, la dépersonnalisation guette.
Il faut analyser les mécanismes par lesquels les bouleversements suscités par la mondialisation à sens unique et inégalitaire, les problèmes qu'elle pose et les risques qu'elle induit peuvent, pour l'humanité en général et pour le monde musulman en particulier, fermer tous les horizons. Il faut se demander comment, dans ces conditions, garantir ou faciliter l'accès aux progrès en tenant compte des valeurs spécifiques comme celles de l'évolution générale. En somme, chercher quelles sont les conditions de préservation de nos principes, la validité de l'universel de nos projets et celles de la cohérence entre spécificité et unité. Pour les musulmans, les critères d'évolution sont ceux de la justice et du sens, mais ils sont aujourd'hui vaguement exprimés.
Il faut donner la priorité à la production du savoir, pour nous préparer à affronter ces questions dans le contexte de la mondialisation injuste, du point de vue de la pensée, car c'est un travail de longue haleine qui a ses conditions particulières et du point de vue de l'économie politique, vu la domination d'un seul modèle en crise, celui du Marché. Cela requiert donc de l'inventivité, du travail de l'humilité et de la prudence, mais aussi de l'audace. Avant même que les interférences des idéologies et des pratiques politiques iniques, telles que le néocolonialisme, le capitalisme et l'impérialisme, ne récupèrent à leur profit le mouvement, compliquant ainsi la situation, l'essence même de la technique, en tant qu'elle est liée au développement de la mondialisation, pose problème quant au sens de la vie.
Le défi du changement
Le changement est inéluctable, en assumant la science et le monde moderne. Le monde musulman est confronté au défi du changement, des métamorphoses, des transformations. Il est même concerné deux fois, puisqu'il est porteur d'une autre vision du rapport au monde, d'une autre pratique de vouloir le monde, au moment où «le monde» tel qu'il était vécu semble disparaître derrière le Marché-monde. Les réactions irrationnelles, les mises en oeuvre de la religion comme refuge et la faiblesse des pratiques démocratiques aggravent les handicaps historiques des musulmans. Il faut changer cela. Il est possible de dépasser les archaïsmes, par une alternative réfléchie, qui remédie aux insuffisances et participe de nouveau à une autre compréhension des progrès et de la pensée critique. Il s'agit de se ressourcer dans nos valeurs propres, tirer les leçons des expériences des autres cultures, en s'appuyant sur la science moderne, pour se projeter dans l'avenir.
La mondialisation-occidentalisation transforme les conditions de l'évolution des sociétés, son rythme, sa dimension, son niveau. Avec elle, on passe d'un rythme lent à la vitesse, de la dimension humaine au gigantisme, du niveau particulier au niveau global. C'est, en effet, sur cette triple base de la vitesse, du gigantisme et du global, symbole de la recherche scientifique sans bornes ni limites, qu'est fondée la mondialisation. Cela détermine son caractère irréversible et problématique. Elle n'est pas une simple phase, un simple cycle de l'histoire. Quelles que soient les crises et les dérives qu'elle engendre, elle est une course exponentielle irréversible. Nul ne peut arrêter le mouvement du «progrès». Reste à sauvegarder l'identité de manière créative.
L'essence de la modernité et, partant, de la mondialisation, semble se fonder sur un système d'idéalité déterminé par trois facteurs. Premièrement, le concept d'infinité de la recherche, auquel nul ne peut s'opposer, alors qu'il est légitime de chercher à poser des limites au déchaînement de toutes les puissances, exploitations et dominations. Plus que jamais, s'offre la maxime «Science sans conscience n'est que ruine de l'âme». Deuxièmement, le monde moderne est caractérisé par l'individualité.
L'Occident, dit-on, est moderne parce qu'il a atteint un niveau élevé de sophistication dans sa recherche d'un individu égal, libre et autodéterminé. Beaucoup voient dans cette manière de mettre l'individu au centre la marque propre de l'Occident, et qu'il montre ainsi au monde la prétendue seule voie possible de l'émancipation, la seule manière de se libérer des liens, des subjectivités, des mythes et des utopies collectives.
Il apparaît pourtant de plus en plus que l'enjeu n'est pas seulement l'autonomie de l'individu, l'individualisme, mais aussi la dimension du vivre-ensemble. Les notions de peuple et de communauté sont centrales dans notre culture et histoire. La troisième dimension qui caractérise le monde moderne est la disjonction, la séparation, l'opposition entre la logique et le sens, le temporel et le spirituel, le spécifique et l'universel. Avant même leur récupération ou leur exploitation par le libéralisme, avant leur liaison avec la technique au profit d'un projet qu'on peut définir par marché-monde, ces trois caractéristiques - l'infinité de la recherche, l'individualisme et la séparation entre éthique et économie- posent problème pour tous les peuples. Cela ne signifie nullement qu'il y ait incompatibilité entre les mondes, comme entre Islam et Occident. Les élites doivent oeuvrer non pas à l'instauration de la confrontation et de la rupture entre les mondes, mais à l'élaboration de consensus.
Il s'agit de vivre et de penser ensemble la fin d'un monde et le commencement improbable d'un autre en ce XXIe siècle, qui apparaît pour le moment terriblement différent, car sans figure repérable, si ce n'est dans les formes si peu naturelles et si peu humaines de la mondialisation sans éthique, hégémonique et marchande. Il faut nous entendre sur l'essentiel. Mais qu'est-ce que l'essentiel? Il y a lieu de répondre: le juste, admis par la raison raisonnable, le dénominateur commun. Le droit et la justice doivent gouverner les relations internationales et non l'iniquité et l'injustice.
Changer le rapport de force
Pour changer le rapport de force, il est vital de donner la priorité à la raison, au savoir et à la prévision, en tenant compte des aspirations des populations. Sans un processus de légitimité, une société restera handicapée. S'appuyer sur le citoyen est la voie. L'acte de la concertation et du dialoguer a pour but de rester lucide et vigilant, de ne pas se leurrer. Le but est de vivre dans le monde en tant qu'êtres humains responsables, vigilants et équitables, vivre un monde juste, qui ait du sens. D'autant que la loi du plus fort et l'arrogance dominent. Comment retrouver des valeurs de justice et d'éthique dans un monde désormais sans but, marqué par l'accumulation de richesses au profit de quelques-uns?
«Le règne de la quantité», disait René Guenon, règne qui ne supporte ni mystère, ni sens, incapable de tenir la tension absence-présence du monde, que nous avons pourtant pour tâche de ne pas perdre de vue. Les métamorphoses opérées par la mondialisation de la techno-science et du libéralisme sauvage n'ont pas réduit à zéro la possibilité de vivre le monde autrement que l'impose le libéralisme sauvage. Il s'agit de rester fidèle à un sens au-delà du monde, fidèle à l'idée d'éthique, de moral et d'ouverture. Cela est possible de par le rapport vivant, direct et responsable entre l'être humain et sa conscience.
La mondialisation-occidentalisation, celle de la marchandisation, ferme l'horizon. La réaction extrémiste, idéologique, et violente à la dérive de la modernité ferme l'horizon. Chacun doit résister à ces deux dérives pour vivre autrement le monde, le progrès et l'humanité. L'Occident classique a été judéo-islamo-chrétien. Les ruptures entre ces mondes méritent d'être méditées. Traduite en termes d'absence d'ouverture, en esprit antireligieux, la question de la prédation ou désarticulation apparaît comme un point de discorde.Si les musulmans n'ont pas su continuer à assumer la logique de la civilisation raisonnable, fondée sur le lien entre la raison et la foi, il est encore possible de corriger cette carence.
Le dialogue des cultures est au coeur de la problématique. L'Occident ne peut longtemps continuer à imposer ses seules vues. Le XXIe siècle sera juste ou ne sera pas. Il s'agit de réinventer une nouvelle civilisation, qui fait défaut, un nouvel équilibre, une culture de la pluralité, de la communauté médiane, de la responsabilité face au monde, sans se laisser aveugler. Il n'y a pas qu'une seule version de la modernité, du progrès et de la mondialité. Les peuples du Sud peuvent réinventer leur propre chemin et bâtir des ponts avec le reste du monde. Le mouvement se prouve en marchant.
(*) Professeur des Universités


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