Alger la Blanche l'a mauvaise en ce jeudi matin. La nuit du mercredi a été particulièrement éprouvante pour les habitants de la capitale et sa périphérie qui n'ont pas fermé l'œil depuis la forte réplique de mercredi dont l'intensité a égalé 5,8. Et c'est mines défaites et yeux rougis par manque de sommeil, que les habitants de Aïn Bénian, précisément au quartier de Nacer-Boualem nous ont ouvert grand leurs portes pour nous montrer le degré de délabrement de leurs demeures marquées déjà par une croix rouge : “Je ne comprends plus rien. Les croix rouges signifient-elles l'abandon des habitations ou l'abandon de ceux qui les occupent”, lâche tout de go la première personne croisée qui n'hésite pas à dénoncer que les croix datent de plus de six mois sur décision du CTC ; sans aucune suite. “Voyez par vous-mêmes l'attestation de ces services. Mais personne ne veut nous écouter”, ajoute une habitante du quartier qui nous invite à constater par nous-mêmes l'ampleur des dégâts causés par ce seïsme sur ces logis déjà éprouvés par les tremblements de terre précédents notamment celui de 1996. “Je n'ai plus la force de m'enfuir à chaque réplique. Je suis tellement faible que mes jambes ne me portent plus. Je suis réduite à espérer que la maison s'effondre sur moi pour en finir une fois pour toute, si ce n'est mes enfants…”, lâche désespérément une jeune maman sans achever sa phrase, la gorge nouée par un sanglot visiblement trop longtemps refoulé. Dans ce quartier, elles sont plus de douze familles à vivre le calvaire que les élus semblent se plaire à ignorer. Personne n'est venu leur donner des tentes, leur délivrer des vivres ou même les réconforter avec des mots rassurants. Ces habitants ont été contraints de squatter un local abandonné de la Protection civile, pourtant dans un état délabré et ne répondant plus à aucune norme de salubrité. Mais au point où ils en sont, ils n'en ont cure. Pour eux, tout ce qui importe c'est que les murs soient plus fiables que leurs propres demeures. Mais pour combien de temps pourront-ils tenir dans de pareilles conditions ? La question se pose dûment pour tous les habitants du littoral de cette partie de Aïn Bénian dont le tissu urbain est déjà très vétuste et où la moindre secousse constitue un réel danger. Pour les habitants de la Casbah, la situation n'est guère meilleure. Même pire. En pénétrant dans les tentacules de ce site historique, ce sont carrément des images de désolation qui s'offrent à nous. En ces lieux, c'est le grand déménagement. Les hommes s'attellent à sauver ce qui peut être récupéré ; “les pompiers sont les seuls à être passés jusqu'à présent. Ils nous ont interdit de retourner dans nos demeures ne serait-ce que pour récupérer nos affaires”, nous dit un Casbadji, debout devant sa maison sans oser se retourner. L'accès est pénible voire dangereux dans la plupart des petites maisons au style mauresque qui font peine à voir. Des traces visibles témoignent que les gens, contraints ou nostalgiques, ont tenté de maintenir ces demeures debout. Mais le poids des années, rajouté au manque d'entretien, a fini par avoir raison de ces habitations pourtant robustes. Le séisme est venu achever la dernière résistance et plonger les habitants dans le désarroi total. Ahlem, notre guide de fortune, ne passera pas son examen de sixième. De toutes les façons, le coeur n'y est plus pour elle comme pour toutes ses amies qui n'ont pourtant pas encore déserté l'école. Mais cette fois-ci, pas en tant qu'écolière mais plutôt en sinistrées ou réfugiées comme elles préfèrent se faire appeler. Ahlem, après nous avoir fait faire le tour des maisons endommagées en nous présentant les familles qui racontent la terrible terreur qu'elles ont vécue depuis le séisme, nous emmène à l'établissement scolaire Debbih-Cherif squatté pour la circonstance. À l'entrée, les hommes sont postés en guise de sentinelles. Les traits tirés marqués par une nuit blanche, l'expression de leur visage est peu accueillante. Ils préfèrent se murer dans le silence. La parole est cédée aux femmes et à ces enfants entassés dans les classes et dans la cour de cette “école refuge”. “Les services de la Protection civile nous somment de ne plus rentrer chez nous, et l'APC nous ignore complètement. Nous nous sommes retrouvés à la rue ne sachant plus à quel saint se vouer. Non seulement aucun élu n'est venu nous rendre visite et donc aucune aide ne nous a été proposée mais en plus ils trouvent le moyen de nous interdire l'accès à cette école”, dénoncent les 90 familles regroupées en ces lieux. Depuis le séisme, elles occupent l'école uniquement la nuit pour la céder aux élèves le jour. Un droit presque arraché puisque à maintes reprises elles ont été sommées de quitter les lieux. Depuis mercredi et avec toutes ces répliques dangereuses, la panique a pris le dessus. Elles ont décidé de ne plus quitter le lieu où la proximité commence déjà à montrer ses tares. Les nerfs à fleur de peau, éprouvés par la peur, la fatigue et la faim, les esprits s'échauffent. Les femmes s'accusent de tous les maux , et seule l'intervention des hommes leur évite de sérieux conflits. Les langues se délient, les sinistrés dénoncent à leur tour que “depuis le séisme, nous n'avons pas été travailler, perdus entre des allers et retours vers l'APC pour revenir à chaque fois bredouilles sans pouvoir affronter le regard désespéré de nos femmes et nos enfants. Les responsables cumulent réunion sur réunion comme ils le prétendent sans aucun résultat apparent”. Kamel est sûr, quant à lui, de ne plus jamais remettre les pieds dans un bureau de vote ni faire confiance à un quelconque représentant de l'Etat. Il l'exprime en termes on ne peut plus clairs. “Pourquoi Bouteflika ne passe pas nous voir ? Notre détresse ne représente donc rien à ses yeux ? Faut-il donc compter un nombre incalculable de morts pour attirer son attention ? Une fois mort je n'ai que faire de sa compassion”. Ce climat de désarroi, ce sentiment d'abandon, nous les retrouvons dans chaque quartier où nous sommes passés. Dans la rue Hassiba Ben-Bouali, deux grands camions déménageurs sont stationnés. Les citoyens s'attellent à charger leurs affaires. Les premières familles sont casées au niveau de l'UGTA où des tentes ont été érigées. Pratiquement figées devant leurs affaires entassées pêle-mêle, Narimène et ses trois sœurs n'ont pas la force de commencer à ranger. “Nous sommes fatiguées par les nuits blanches depuis le premier jour du séisme, et nous n'avons eu que le trottoir et quelques draps en guise de refuge. Et lorsqu'ils ont daigné nous accorder des tentes, ils nous ont ramené ici sans rien nous dire, sans rien nous donner. Peut-être plus tard…” raconte Narimène désabusée par tant d'indifférence. PARTOUT, UN SENTIMENT D'ABANDON Une indifférence dénoncée d'ailleurs un peu partout à travers les quartiers d'Alger que nous visitions au fur et à mesure. Souvent, les gens n'osent pas se plaindre par respect aux nombreux morts enregistrés au niveau de Boumerdès. “Certes notre situation est déplorable, mais elle n'égale en rien celle de nos frères et sœurs au niveau de Boumerdès. Il est tout à fait normal qu'ils soient prioritaires en tout”, nous dit consciemment un citoyen de Hassiba Ben- Bouali. Une localité fortement touchée par ce séisme qui a sérieusement endommagé plusieurs immeubles. Nombre d'entre eux ont été d'ailleurs déclarés inhabitables par les services du CTC, les locataires ont, par conséquent, été sommés de vider les lieux sans qu'ils n'aient pour autant aucune prise en charge comme c'est le cas au quartier d'El-Hamma au 158 rue Hassiba Ben-Bouali où une quarantaine de familles sont livrées à elles-mêmes. Idem pour la circonscription de Belouizdad. Un immeuble sis à la rue Nacéra-Nounou, où vivaient quinze familles, a subi d'importants dégâts. Difficile à croire vu les images apocalyptiques de l'intérieur qu'aucune victime n'est à déplorer. Là aussi, les familles disloquées n'ont eu droit qu'à une visite furtive de “l'envoyée spéciale” de l'APC. Lors de sa visite, cette dernière, selon le témoignage d'une locataire, avait l'air plutôt pressé et n'a eu aucune parole réconfortante. Pis, visiblement insensible au malheur de ces familles, elle leur a balancé sans aucune décence “ce n'est rien vous pouvez rester”. Les familles livrées à elles-mêmes ont alors squatté une école où elles sont constamment d'ailleurs menacées d'évacuation. Même en de pareilles circonstances la directrice ne tolère pas “les indus occupants”. Un peu plus loin, à l'immeuble 174 (à proximité de la bibliothèque d'El-Hamma) des familles à la rue ne savent plus quoi faire. Les premiers étages de la bâtisse présentent de graves fissures ce qui ne va pas les rassurer. Elles ont choisi d'élire domicile dans la rue en attendant la décision des services du CTC. La visite tarde à se faire et personne ne s'inquiète de leur sort. “Il a fallu un séisme pour mettre à nu l'irresponsabilité des élus, le provisoire qui dure pour certains et l'indifférence qui perdure pour d'autres et qui aurait pu mener au drame”, s'indigne un locataire qui nous invite à aller faire un tour du côté du stade Es Saâda de Belouizdad où se trouve l'un des centres d'accueil des sinistrés. En fait, il s'agirait plutôt de dire camp de concentration vu les conditions auxquelles sont soumises les familles. À l'entrée, une affiche précise que les hommes ne sont pas admis à passer la nuit dans le centre réservé seulement aux femmes et aux enfants. Sur chaque tente, on retrouve une feuille où est porté le nombre d'occupants. Pas la peine de s'enquérir. Il suffit de jeter un coup d'œil à l'intérieur où règne une chaleur suffocante pour prendre conscience que ces êtres humains ne sont pas traités en tant que tels. La colère est grande, le malaise indescriptible. À tel point qu'il nous est pratiquement impossible d'arracher un témoignage cohérent. Une bagarre éclate. Difficile d'être sinistré, laissés pour-compte. Tout le reste n'a plus de sens… Le sens de la réalité, les habitants de Bab Ezzouar, notamment de la cité 5-Juillet, l'ont perdu aussi. Depuis le séisme du 21 mai, ils évoluent dans une atmosphère surréaliste. La cité des 1 200-Logements offre, en effet, des images qui donnent froid dans le dos. Des murs gravement fissurés qui révèlent la fragilité du bâti. De nombreuses habitations privées, pourtant récentes, se sont tout bonnement écroulées comme des châteaux de cartes. Les citoyens parlent de celle qui a englouti cinq Chinois ou d'autres encore au stade de finitions. Là aussi, la détresse des habitants est grande. “Ce sont les économies de toute une vie qui sont parties en fumée”, lance un locataire au bas de son immeuble qu'il n'arrive pas à déserter complètement. “Je ne comprends pas ce pays fou. Que signifie donc la citoyenneté lorsque le citoyen n'existe qu'au moment des élections”, s'écrie un sinistré qui dit n'avoir besoin que du respect… N. S.