Alger s'apprête à revivre à huis clos un autre Aïd. Une fête censée être celle du partage et de la gaieté s'est transformée, au fil du temps, en un véritable casse-tête chinois. Si, par malheur, un étranger débarque à Alger le jour de l'Aïd, il pensera que la capitale est sous couvre-feu. Tous les commerces sont fermés. Impossible de trouver un restaurant ou un café ouverts. Pas de moyens de transport. Bref, tous les services publics sont aux abonnés absents. Le port, l'aéroport, les gares routières, ferroviaires et celles des taxis font le plein, en cette veille de l'Aïd. Tout le monde prend la tangente. L'Aïd se fête en famille, sinon, il n'a aucun charme. Certes, mais lorsque c'est toute la capitale qui se vide d'un personnel indispensable pour assurer le service public minimum, c'est la panne sèche un peu partout. D'autant plus que certains malins n'ont pas attendu la veille de l'Aïd pour partir au bled. Depuis mercredi soir, ils ont pris la route, pour éviter la ruée des dernières heures. Certains font un pont d'une semaine, chacun en fonction de sa position dans son travail. Les mieux lotis bénéficieront de la “compréhension” de leurs chefs, alors que les moins nantis auront le choix entre un certificat médical ou des journées défalquées. Les chauffeurs clandestins et la bonne affaire En cette veille de l'Aïd, la pression sur les transports de voyageurs est telle que les clandestins se frottent les mains en faisant leur meilleur chiffre d'affaires de l'année. Beaucoup ont leur agenda bien rempli pour l'aller et le retour, mais aussi pour le jour de l'Aïd où des pères de famille algéroise ont pris leurs précautions et réservé leur clando bien à l'avance. C'est que les jours de l'Aïd, il est quasi miraculeux de pouvoir trouver un taxi dans la capitale. Quant aux rares bus affrétés par l'Etusa, il faudrait, en plus d'une grande patience, pour les voir arriver, user de ses muscles pour se frayer un chemin. Quand on est en famille, un jour de fête de surcroît, c'est un véritable calvaire, surtout si on pense acheter un gâteau à la famille. Des centaines de familles habituées à se rendre aux cimetières le jour de l'Aïd ne savent toujours pas comment s'y prendre, surtout pour celles ne disposant pas de moyens de locomotion. Le transport reste le point noir durant l'Aïd, mais pas le seul. Les restaurateurs sont tous aux abonnés absents. Imaginez qu'un citoyen ou qu'un étranger se trouve en ville, pour une raison ou une autre. Il ne trouvera pas un restaurant ouvert dans toute la ville. Quant aux cafés, en dehors des quartiers populaires où certains tiennent à ouvrir pendant les fêtes, ceux des grandes artères prennent un long congé. Idem pour les boulangeries qui tournent au ralenti, si elles ne ferment pas, pendant ces jours de fête. Pas moyen de trouver un seul marché ouvert et même les épiceries du coin se font rares. Il est vrai aussi que les livreurs, notamment de lait, se font désirer pendant ces jours. Les ménages ont beau essayer de s'adapter avec les nouvelles pratiques imposées par les “affairistes”, ils finissent toujours par avoir une mauvaise surprise. Les plus malins stockent le lait, deux ou trois jours avant l'Aïd et font des provisions d'au moins une semaine. Pour le pain, certains le mettent au congélateur, alors que d'autres s'arrangent avec le boulanger du coin pour leur laisser leur quota. À défaut, ils doivent se lever à l'aube et faire la chaîne devant le boulanger ouvert, puis devant l'épicier ouvert, avec l'espoir de ne pas revenir bredouilles à la maison. À la veille de l'Aïd, les abattoirs sont pris d'assaut par les citoyens qui n'ont pas les moyens de s'offrir un mouton, mais pas seulement. Plusieurs pères de famille refusent d'acheter le mouton, jugeant son prix excessif. Le jour de l'Aïd, beaucoup de personnes feront des queues interminables devant les abattoirs pour sacrifier leur mouton. Le manque de lieux d'abattage publics contrôlés reste un grand problème, et les quelques vétérinaires réquisitionnés pour contrôler les opérations d'abattage dans les quartiers constituent une goutte dans un océan. La nouvelle faune de commerçants Avec l'enracinement de la culture du gain facile par tous les moyens, une nouvelle faune de commerçants a vu le jour. S'adaptant parfaitement aux besoins du moment, elle anticipe sur toutes les grosses dépenses des ménages. Ainsi, les prix des fruits et légumes ont connu une flambée inexplicable à la veille des fêtes. La tomate se vend à 100 dinars, la pomme de terre à plus de 40 dinars. Quant à la courgette et l'artichaut, il vaut mieux ne pas y toucher. Comme par magie, des milliers d'aiguiseurs de couteaux plantent leurs machines rudimentaires à l'entrée de marché. Des milliers de revendeurs de foin, d'ustensiles de rôtisserie et autres barbecues investissent les trottoirs. Tout ce beau monde disparaîtra dans les 48 heures, en attendant d'investir dans une autre “affaire”. Les hôpitaux seront particulièrement sollicités pendant les deux jours de l'Aïd. Les premiers “clients” seront, comme d'habitude, les apprentis bouchers. Puis viendront les souffrants d'indigestion et autres troubles gastriques. Les urgences qui, d'habitude, sont débordées, le seront davantage en ces jours de fête, avec un personnel réduit et l'on imagine la pagaille. Pour les autres malades, pas moyen de trouver un médecin privé à leur disposition. Pour les pharmacies de garde, il faudrait faire le “globe-trottoir” pour en dénicher une. Et si, par malheur, votre véhicule tombe en panne, pas la peine de chercher un mécanicien ou un vulcanisateur. Si vous avez une fuite d'eau à la maison, pas la peine de chercher un plombier. Les prêches des imams, les appels de l'Union générale des commerçants et artisans algériens (UGCAA) pour tenter de sensibiliser tout ce beau monde quant à la nécessité d'assurer un service minimum n'ont aucun écho. Même les pouvoirs publics, qui avaient annoncé l'interdiction des points de vente de bétail illicites, ont eu tout le temps pour constater leur impuissance : tous les quartiers d'Alger ont vu surgir de nouvelles écuries, dans des garages de fortune, souvent les uns collés aux autres, sans que personne soit dérangé. Quartiers populaires, c'est la pagaille ! On a beau instaurer des cahiers des charges pour les uns, rappeler les autres au sens de la responsabilité, rien ne semble perturber l'ordre établi. Le problème réside dans l'impuissance des pouvoirs publics à faire respecter les lois. Les exigences de service public sont pourtant claires et connues par tous les acteurs et artisans. Qui va obliger un transporteur public à travailler le jour de l'Aïd ? Qui va demander aux chauffeurs de taxi d'en faire de même ? Qui va demander aux médecins privés d'assurer des permanences ? Qui va exiger des restaurateurs d'ouvrir pendant les fêtes ? Les seuls à être contraints à faire le double travail pendant les fêtes sont les pauvres éboueurs qui auront à ramasser les tonnes de détritus en un temps record. La seule satisfaction, en ces jours de l'Aïd réside dans la fluidité de la circulation routière. Les “affairistes” savent que les familles ne reculent devant rien pour faire plaisir à leurs enfants en ces jours de fête et que le sourire d'un enfant efface tous les tracas et fait oublier toutes les misères du monde. C'est pourquoi, ils préparent déjà leurs étals de jouets et autres ballons pour les écouler pendant l'Aïd. AZZEDDINE BENSOUIAH