Dans la conception occidentale, appartenir au monde arabe, être noir et musulman implique généralement pauvreté, misère et sous développement. Mais pour l'agitateur djiboutien, Abdourahman A. Waberi, ces trois appartenances sont une force et une issue pour le continent africain. Invité à Alger pour la présentation de son roman qui renverse le monde, Aux Etats-Unis d'Afrique, paru en 2008, aux éditions Chihab, Waberi évoque dans cet entretien ses motivations, sa colère et ses ambitions pour la littérature et l'Afrique. Liberté : Aux Etats-Unis d'Afrique est un roman qui renverse le monde et qui déjoue les évidences, puisque les contextes du Nord et du Sud sont inversés. C'est un roman un peu fou, mais au-delà de cette folie, on s'aperçoit que l'homme est toujours le même… Abdourahman A. Waberi : Le roman, Aux Etats-Unis d'Afrique a justement pour objet de déjouer les évidences et ce qu'on croit savoir sur le monde. Il a pour but d'embêter le lecteur et de l'inviter à une espèce de gymnastique, qui consiste à lui faire perdre le nord. Simplement, et le lecteur est assez intelligent pour suivre, une fois qu'on a accepté l'exercice que je lui proposais, à savoir que le Nord était le Sud et le Sud, Nord, que les émigrés ne venaient pas d'où ils viennent habituellement et n'allaient pas là où ils vont habituellement aussi. Une fois qu'on a accepté cela, le lecteur prend plaisir (enfin j'espère) et reconstruit le fil de l'histoire, et commence même à s'attacher aux personnages. Une des finalités c'était de montrer aussi que les évidences, les clichés et les réflexes épidermiques nous trompent et que, comme le dit le vieux proverbe “L'habit ne fait pas le moine”. C'est un peu l'évidence que je cherchais. Vous déconstruisez donc l'évidence ? Oui, pour arriver à une espèce de naissance humaine où les hommes seraient à peu près partout pareil. Mais je pense que si je n'étais pas un homme du Sud vivant dans le Nord, si j'étais en Algérie par exemple, je n'aurais peut-être pas le besoin de renverser le monde. Mais le fait que je sois un Africain de France fait que j'en ai eu peut-être un peu marre qu'on associe l'émigration, les déplacements, la pauvreté aux Africains en général, et donc, c'est d'une certaine manière, le roman d'un exilé. Ce sont les évidences qui ont cours en Occident, et qui sont toujours rattachées aux Africains, qu'ils soient Africains subsahariens ou Africains du Nord, que je voulais renverser. L'émigration, la misère et la pauvreté ne sont pas africaines “par nature”. Ces phénomènes sont peut-être africains accidentellement… Moi, c'est le fait qu'on dise par exemple que l'Afrique est démunie naturellement, qui m'énerve le plus. Je suis d'accord qu'on dise que l'Afrique est démunie, mais on peut discuter du pourquoi. En fait, il y a des raisons politiques, historiques et endogènes aussi qui font partie de nos incohérences et de nos incapacités. Je n'en disconviens pas, mais parlons-en. Mais ce qui est pour moi de l'ordre de l'insupportable, c'est qu'on dise, par exemple, que l'Algérien est démuni naturellement, ou que le Djiboutien est pauvre ou sous-développé naturellement. Donc ma proposition artistique c'est d'enlever l'adverbe naturellement. Je dirai qu'on peut avoir tous les défauts du monde, mais on ne les a pas naturellement, il n'y a pas un décret naturel qui nous aurait donné ces tares. La problématique centrale du roman est celle de l'émigration… Une grande partie de la réception a tourné autour de ça, en Europe, en tout cas. Et de ce point de vue-là, j'insiste sur le fait que je suis un écrivain de France, donc je ne voulais pas faire un roman sur les harragas encore une fois, j'ai essayé de faire différent. Les harragas suisses (rires). En tout cas, je pense et je suis à peu près certain, que l'émigration est la grande question de notre temps. Et si on regarde la production littéraire de tous les pays de ces derniers temps, on s'apercevra que c'est le thème essentiel. C'est même devenu un parcours obligé, tout le monde fait son roman sur les harragas. Pourquoi la violence pour parler d'Afrique ? La violence est partie inhérente de la société. C'est une énergie, et on ne peut pas faire un projet artistique quel qu'il soit, sans un minimum de violence et de colère contre le monde. En fait, pour quelqu'un qui se soustrait au monde, en proposant un projet artistique, il lui faut un minimum de conviction, et ces convictions naissent d'une espèce de colère contre le monde, un désaccord profond avec les siens, les autres, sa communauté. Cette énergie vient du fait que je ne suis pas d'accord avec le monde tel qu'il va, d'où cette violence. Si le monde me convenait, si j'étais en harmonie avec, je ne me soustrairai pas et je n'écrirai pas. Je me propose un monde alternatif, et ce désaccord d'avec le monde, donne indubitablement une énergie et une certaine colère, et une certaine violence. De tous les écrivains algériens que j'ai lus, de Kateb à Bachi, Boudjedra, Boualem Sansal, Maïssa Bey, je ne connais pas un roman qui ne comporte pas un minimum de violence, c'est presque devenu inévitable. Je ne vois pas dans nos pays un écrivain qui écrirait un roman à l'eau de rose qui serait calme comme une aquarelle. Il y a de la violence, l'humour féroce, un élan lyrique, de l'emportement… parce qu'il y a des choses qui ne vont pas bien et on n'est pas encore sorti de la colère. Vous rendez également un hommage à la culture africaine… Absolument. C'est un autre aspect du roman qui m'a intéressé, et c'était presque à des fins pédagogiques. Une partie du roman fonctionne comme une critique de l'émigration et la manière dont celle-ci est perçue par le Nord ; et il y a aussi un aspect hommage aux arts, aux littératures et à la culture panafricaine. Dans ce roman, j'ai fait mon panthéon panafricain. J'ai donné à chacune de ces figures emblématiques une rue, une ruelle, un aéroport, un musée… et parce qu'il me semblait que ces gens-là étaient déjà dans l'oubli. Par exemple, si on mettait un Malawite et Algérien à la même table, en disant qu'est-ce que vous avez en commun, je suis sûr qu'ils se mettraient d'accord sur quelques noms au bout d'un moment : Frantz Fanon, Myriam Makeba, Bob Marley (même s'il est Jamaïcain), Boumediene, Rabah Madjer, Cheb Khaled, Youssou N'dour, Bourguiba... font partie notre patrimoine populaire commun. Au minimum, on peut construire une culture populaire et c'est cela, le panafricanisme, ça commence par là, ce n'est pas forcément les institutions, OUA ou autres. On se projette dans un même espace commun et Youssou Ndour, Mami, Khaled, etc., parlent à tout le monde. Qui aurait dit, il y a 40 ans, que les Français et les Allemands se réuniraient ensemble, parce qu'ils appartiennent au même espace. Moi, je suis enseignant en France, et les Français considèrent que l'Allemand, l'Espagnol, l'Italien, c'est un cousin, c'est un frère, parce qu'ils appartiennent à la même communauté. Essayez de faire au moins ça et finalement, si on regarde, on trouvera d'autres points communs et à partir de là, on trouvera un langage commun et après un destin politique commun peut-être. Ça commence toujours par l'identification à l'autre, et de ce point de vue là, c'est un roman qui travaille dans cette direction-là, d'où l'hommage. Êtes-vous actuellement sur un projet d'écriture ? Je travaille sur un nouveau livre qui m'a pris environ trois années et qui sortira en France à la rentrée prochaine chez le même éditeur. C'est l'histoire d'un Djiboutien canadien qui retourne au pays et qui va se retrouver dans une série d'aventures. S. K.