Leur humilité n'a d'égale que leur courage. MédecinS, professeurS d'université, candidats au baccalauréat : ils affrontent leurs angoisses avec dépit. Avec espoir AUSSI. Nous racontons leur histoire. “Comment osent-ils nous filmer sans notre autorisation ?!”, s'écrie Nadia. Accroupie devant une bassine de linge sale, la jeune femme se lève précipitamment et court se réfugier dans un coin des sanitaires. De l'embrasure de la porte, elle scrute, rageuse, l'homme au caméscope. De ses mains coule encore la lessive. Son regard furibond envoie des étincelles. “Regardez-moi ! Vous voyez cette robe que je porte, je l'ai mendiée chez une voisine. Moi, j'ai tout perdu, mes vêtements, ceux de mes enfants, mes meubles, ma maison et tout le reste.” De tout ce reste, amoncelé dans son cœur comme une lourde peine, Nadia n'en parle guère. Elle l'a définitivement enterrée dans les décombres de son foyer, dans ses murs qui résonnaient, il y a quelques semaines encore, aux plus infimes expressions de son bonheur, ces murs qui abritaient une vie confortable et désinvolte. Nadia et son époux ont chèrement payé leur bout de rêve. Les briques qui l'ont édifié ont coûté des années de privation et de patience. “300 millions, c'est l'économie de toute une vie. Nous les avons investis dans une carcasse puis nous avons monté les murs. La maison était belle. Et le quartier agréable. Nous ne pouvions pas espérer mieux”, confie Nadia en laissant vaquer son esprit dans la réminiscence des jours bienheureux. Eclairé par ce doux souvenir, le visage de la jeune femme s'assombrit aussitôt. En le découvrant dans les glaces des sanitaires, pâle et ravagé, Nadia baisse instinctivement les yeux. Elle s'accroupit à nouveau devant sa bassine et frotte vigoureusement le linge sale. Accaparée par son chagrin, elle ne prête même plus attention à l'homme au caméscope, un expert japonais venu dans le camp dans le cadre de l'aide humanitaire. C'est lundi. J25 après l'hécatombe. Dans le stade de Boumerdès, le rythme de la vie est une longue complainte silencieuse. Chaque soupir réprimé, chaque sanglot étouffé se noie dans un océan de désespoir. Dans les sanitaires construits à la hâte à l'une des extrémités du camp, l'eau abondante est l'unique source d'un sobre bien-être. Les enfants aiment y jouer en mettant leurs petits pieds nus sous les robinets frais au moment où leurs mères se relayent dans une sorte de petite laverie aménagée à l'entrée des sanitaires. Elles arrivent une à une munies d'un sac noir. Souvent le sachet contient du linge sale. Quelquefois, il fait office de trousse de toilette pour celles qui veulent prendre une douche. Les cheveux mouillés, ramassés dans une serviette, Leila s'apprête à quitter les lieux. Elle se plaint auprès des autres femmes de l'absence d'eau chaude dans les douches. “Arrête de faire du chichi. De l'eau chaude par cette chaleur !”, rétorque l'une d'elles. Confuse, Leila sourit. Elle est surprise par sa coquetterie encore intacte dans un monde d'extrême indigence. “Avant, nous étions chez nous. Nous avions une salle de bains, de l'eau chaude. Je pouvais prendre des bains autant que je voulais. Mais maintenant…” Rappelée à son triste quotidien, la jeune fille réajuste hâtivement sa serviette puis remplit un jerrican d'eau. A l'intérieur du camp, la poussière qui tapisse le sol, colle à la peau. A l'instar de ses colocataires, Leila a beau se laver, frotter son corps, le débarrasser des souillures du sinistre destin. En vain. Dans les tentes infernales, la sueur trace sur les visages des damnés des sillons boueux que l'eau peine à effacer. “Arrivée à la tente, je dois normalement prendre une autre douche”, plaisante Leila. Croulant sous le poids de son jerrican, la jeune fille s'en va. Elle se faufile dans une allée étroite et disparaît sous la bâche. Dans cette cité de tissu ceinturée par des cordes, les rescapés de l'apocalypse s'accrochent éperdument à la vie. Ils tentent de renouer avec elle en se restituant ses débris, ses ombres. A la place de la porte qui marquait son territoire et gardait scrupuleusement le secret de ses moments de joie et de peine, Fatima a accroché un rideau. Dansant sous la brise, le fragile tissu dévoile une existence désenchantée. De son appartement dévasté de la cité coopérative au centre de Boumerdès, Fatima a réussi à extirper quelques meubles épargnés par le tremblement de terre, de la literie et des ustensiles de cuisine. De ces restes de vie, la jeune femme s'est attelée à recomposer un intérieur anéanti. Dans un coin, elle a installé un réchaud à gaz emprunté à des parents.Tout près de la cuisinière de fortune, une caisse fait office de meuble de rangement. Des assiettes, des couverts et des verres sèchent sous le soleil ardent qui transperce la toile. Des bassines en plastique de toutes les couleurs et des jerricans occupent un autre coin de la tente. Ils disputent le maigre espace à une pile de matelas entreposés sous un plastique. “C'est pour les protéger de la poussière”, explique Fatima. Occupée à éplucher des pommes de terre pour le déjeuner, l'infortunée sinistrée affiche plutôt un profil serein. Des conditions d'hébergement autrement plus éprouvantes de ses voisins, elle puise une grande consolation. “Nous avons de la chance. Nous sommes seuls dans cette tente. Ailleurs, deux à trois familles sont contraintes de cohabiter sous le même toit. Souvent, les hommes passent la nuit à la belle étoile”, raconte Fatima. Abritée sous une tente voisine, Rabéa devrait également se considérer comme une privilégiée. Pas tout à fait ! “Vous imaginez une autre famille ici ?!” La jeune mère de famille lève les yeux sur le sombre refuge. Encombré par les matelas, les couvertures, la vaisselle…, l'abri cuit sur une braise ardente. Assise face à un ventilateur, Rabéa se rafraîchit les idées. Elle compte les jours qu'elle doit encore endurer dans cet enfer. En désespoir de cause, son époux n'a pas trouvé d'autre issue sinon construire une pièce cuisine dans le jardin de ses parents à Reghaïa. “Si vous le voyez, un professeur d'université devenu comme un clochard”, se plaint Rabéa. Elle aussi a honte de ce qu'elle est devenue. Le corps dissimulé sous une longue robe, un foulard sur la tête, Rabéa se sent nue et solitaire dans sa détresse. Refusant de se laisser prendre en photo, elle ne veut pas qu'on la voie ainsi, démunie face au destin. Assistante sociale, la jeune femme avait avec sa famille un cadre de vie confortable. Dans son appartement implanté dans la cité coopérative, elle coulait des jours heureux. “N'est-ce pas qu'elle était belle cette cité ?”, demande Rabéa, le regard illuminé. Aujourd'hui qu'elle a tout perdu, la sinistrée admet péniblement son statut. Elle a peur de “ce provisoire qui dure”. Elle pleure son intimité volée, et tous ces gestes de tous les jours qu'elle ne peut plus accomplir. Le mercredi tragique, lorsque le sol a vacillé sous son lit, Rabéa faisait une longue et paisible sieste. Depuis, son sommeil est constamment dérangé par des cauchemars. Son passé récent lui rappelle ses voisins ensevelis sous les décombres et son avenir proche la rappelle à des lendemains incertains. Dur est le quotidien. Souffrant d'hypertension, la mère de famille se laisse vivre sans illusion. “Où étais-tu ?” demande-t-elle à son fils qui vient d'entrer dans la tente. Le garçon lui apprend qu'il était à la plage avec des amis. En colère, Rabéa réprime un cri. Elle ne sait plus quoi faire, corriger l'enfant désobéissant ou faire montre d'indulgence. “A la maison, nous restreignons les sorties aux enfants mais ici…”, Face à son incommensurable drame, Rabéa fléchit de nouveau. Elle veut absolument quitter cet “ici” si inhospitalier. “Pour ne pas devoir aller aux toilettes la nuit. Je ne bois plus d'eau à partir de 17h”, confie Rabéa. La jeune Leila se fait accompagner par l'un des frères jusqu'aux latrines. “Certes, il y a plein de policiers dans le camp. Mais, on ne sait jamais”, souligne-t-elle prudente. Sihem, une autre sinistrée du camp s'est mise d'accord avec des voisines. Elles y vont en groupe une dernière fois dans la journée après la prière de l'icha. Au crépuscule, toutes les femmes regagnent les tentes et y demeurent jusqu'au matin. Les familles les plus nanties tuent le temps devant un écran de télévision. Les autres doivent supporter le bourdonnement des moustiques et le crépitement de la bâche transie par la chaleur. “Moi, j'attends juste le feu vert des experts et je regagnerai aussitôt mon logement”, s'impatiente Kamel. De sa tente plantée au milieu du stade, Kamel surveille de loin son nid, un appartement situé en haut d'une tour qui a flanché le 21 mai dernier. Ce jour-là, lui le médecin s'est trouvé désarmé face au désarroi de ses deux enfants. Il les a sauvés mais n'a pu exorciser leur peur. “Ils sont traumatisés”, constate Kamel impuissant. Tout aussi vulnérable, profondément affecté par l'après-séisme, cette vie en guenilles, il a besoin de ses murs pour se reconstruire. “La principale chose qui nous manque, c'est notre foyer”, repond-il à une question sur la nature des produits dont sa famille a besoin dans le camp. “Nous n'avons besoin de rien. Nous souhaitons juste que cette situation ne dure pas, que le président tienne ses promesses et nous reloge avant l'hiver”, espère ardemment un fonctionnaire. Pour le reste, il s'en remet à Dieu. “C'est une catastrophe naturelle. Nous avons survécu alors que beaucoup en sont morts”, dit-il, résigné. Les perspectives pour l'instant sont closes. Sihem ne sait pas de quoi demain sera fait. Candidate au bac, elle a rangé ses cahiers dans un coin de la tente et passe ses journées à faire la navette entre le dépôt de vivres du camp et le réfrigérateur de la voisine où elle met des bouteilles d'eau minérale au frais. “Un jour, lorsque la déprime me passera, j'irai squatter une chambre chez des parents pour les révisions”, pense Sihem. Afin que la déprime passe, des semeurs d'espoirs labourent le camp des sinistrés et plantent ça et là des graines de bonheur. Venus d'ATH Mansour, un village reclus de Bouira, des fidèles de la mosquée locale sont arrivés ce lundi à bord d'un fourgon plein de vivres. Originaires de Khemis El Khechna, des lycéens se sont portés volontaires pour réviser les épreuves du bac avec leurs camarades sinistrés à l'intérieur d'une tente cédée gracieusement par les pompiers. Un groupe d'enfants est de retour au camp après un séjour au club de football illustre du Mouloudia d'Alger. D'autres petites têtes brunes promènent dans le camp leurs frimousses colorées par la main experte d'un clown…Çà et là des grammes de générosité se posent sur les ruines d'une vie fracassée par des tonnes de béton. S. L.