Des jeunes du “tachghil chabab” qui râlent, ne sachant trop à qui fourguer leurs parasols, des parkings vides, du soleil inutile, une mer malade, des gendarmes qui encerclent les plages, un pays maudit. Bref, l'été 2003 est dans la stricte continuité de ce qui précède : mortel. “Al bahrou amamakoum wa chômage waraakoum !” Beau détournement de la célèbre devise de Tarek Ibn Ziyad. C'est ce que semblent dire les jeunes de Staouéli et de Zéralda, directement touchés par la dernière “cata” en date. De fait, depuis que les autorités ont décrété la fermeture de certaines plages d'Alger-Ouest (en particulier celles d'Azur-Plage et de Palm-Beach), une vive inquiétude s'est emparée des prestataires de services de ces stations balnéaires qui, du coup, se retrouvent devant une saison estivale “à blanc”. “Nous n'avons que l'été pour gagner un peu d'argent. Nous n'avons pas la moindre source d'emploi. Nous passons neuf mois au chômage, guettant avec impatience que l'été arrive pour travailler un peu. Et quand enfin le soleil nous a souri, voilà que cette interdiction tombe comme un couperet pour nous arracher notre gagne-pain.” Fatah, 26 ans, est sur les nerfs. Debout depuis 6h, il n'a pratiquement pas loué de parasols aujourd'hui. Il est obligé de faire quasiment du “racolage”, se jetant sur les rares automobilistes qui pointent. D'ailleurs, c'est lui qui est venu vers nous. Dès que nous avons stationné, plusieurs loueurs de parasols comme Fatah nous ont proposé leurs services. 100 DA la journée pour un parasol, 200 à 400 DA pour un transat. Mais depuis deux ou trois jours, c'est la dèche. Meyta. Pas baigneur qui vive. Une pancarte dont le pied est fraîchement planté dans du ciment indique en toutes lettres “Sibaha mamnouâ”. Baignade interdite. Pas loin, une plaque ancienne indique tout le contraire, avec la mention “Plage autorisée”. Sur le sable, quelques chaises longues clairsemées où languissent des estivants mdigoutiyin qui regardent la mer avec l'avidité d'un affamé assis devant un plat savoureux sans pouvoir le dévorer. Fatah est excédé : “J'ai failli mourir dans cette plage. L'été dernier, une bombe a explosé tout près de moi. J'ai grandi ici, j'ai passé toute ma vie ici et, aujourd'hui, on vient me dire que la plage est impropre à la baignade ! Comment ça ? Depuis quand ? Pourquoi, au Club-des-Pins, il n'y a jamais de pépin ? C'est normal. Là-bas, on nettoie la mer à l'eau de Javel. Ici, c'est la plage des zaoualia !” Le jeune homme nous explique qu'il a mis toutes ses menues économies, lui et ses deux frères, pour arriver à arracher cette base. “Nous avons dû débourser 52 500 DA pour obtenir ce job. L'APC a pris le fric et bye-bye ! Maintenant, si cette histoire dure, comment va-t-on amortir notre investissement ? Déjà, en temps normal, on travaille juste-juste. On met six ou sept briques de côté, de quoi gérer la saison morte, sans plus. Mais avec cette malédiction, c'est la totale. On ne va même pas pouvoir récupérer nos sous. On est déjà à la moitié de l'été. À partir du 15 août, il n'y aura plus de clientèle.” Sous l'œil des gendarmes Nous sommes à Palm-Beach. La plage est, là encore, presque déserte jusqu'à la mi-journée, à quelques inconditionnels près. En plus des maîtres-nageurs et autres éléments de la Protection civile, une nouvelle équipe de vigiles a fait son apparition tout au long des plages interdites : les gendarmes. En kalachnikov ou en tenue cool et, néanmoins, en short “réglementaire”, ils sont là. Intraitables. “Nous avons reçu des instructions fermes : aucun baigneur n'est autorisé à mettre les pieds en mer”, nous dit un jeune brigadier. Pourtant, quelques téméraires s'y risquent, à l'instar de ce gringalet, venu de Bou-Ismaïl, qui avoue jouer à “cache-cache” avec les gendarmes. “Moi, je n'ai pas peur des bactéries. C'est de la foutaise, tout ça. Je me baigne et je n'ai cure des conséquences. Les gendarmes ont essayé de m'en dissuader. Je leur ai raconté que je devais récupérer un ballon qui avait échoué dans l'eau”, assure notre garnement avec espièglerie. Contrairement à Azur-Plage, ici, pas de plaque qui indique que la plage est “momentanément en dérangement”. Des vacanciers l'ont appris à leurs dépens, à l'instar de ces trois jeunes filles qui se sont baignées sans savoir que la plage était interdite. “Vous venez de nous l'apprendre. Nous n'avons vu ni plaque ni rien. Le monsieur du parasol n'a pas jugé utile de nous prévenir. Ces gens-là ne pensent qu'à garnir leur tiroir-caisse”, lâchent-elles. À Azur, une famille quitte la plage précipitamment. “Nous n'avons pas vu la plaque, et le jeune homme qui nous a loué le parasol ne nous a rien dit”, affirme une jeune fille. Et le jeune homme en question de lâcher : “Vous voulez que je vous rende votre argent ? Je suis prêt à vous rembourser !” Après, se tournant vers nous : “Vous voyez ? C'est vraiment la dèche. Ce gargotier a vendu à peine deux beignets de toute la matinée ! Les parkings sont morts. Les restos sont morts. Personne ne travaille. Ça dure depuis le 5 juillet, date où la rumeur a commencé à se répandre.” Un égout à ciel ouvert À Palm-Beach, pas besoin d'une pancarte pour dissuader les estivants de mettre le pied dans l'eau. Un collecteur d'eaux usées partage la plage en deux. Un oued crasseux longe le collecteur. Des eaux noires s'échappent de l'ouvrage. En aval, une “marée noire” se voit au bord de la plage, se mêlant volontiers à l'eau de baignade. Plus haut, des canalisations attendent depuis des mois pour la construction d'un ouvrage à même de filtrer les égouts. Benalia, 29 ans, en est à sa huitième année de loueur de parasols. Lunettes de soleil et bermuda, Benalia a la pêche. À peine avons-nous pointé notre nez qu'il a bondi sur nous pour nous proposer un parasol ou un transat. Chaque année, il a sa “base”. 150 DA la journée, par ici (contre 100 à Azur, rappelez-vous. Normal. On est plus près des plages de la Jet-système). Benalia jure que c'est la première fois qu'il voit des eaux noires sortir du collecteur : “L'eau est doublement filtrée en amont. D'habitude, elle sort propre comme de l'eau de source. Ce phénomène est anormal.” En parfait marchand qui sait vendre sa marchandise, il refuse de croire qu'il y ait des cas de pathologies avérés. “Oh, c'est rien tout ça ! Ce sont juste des baigneurs mordus par des méduses. Ce sont des choses courantes”, soutient-il. Tout naturellement, Benalia en vient à soupçonner du sabotage. Pour lui, tout cela est “politique”. “Cela fait des années que je me baigne dans cette mer. Jamais je n'ai eu le moindre problème. On a lancé ces rumeurs pour je ne sais quelle raison, et voilà le résultat : on chôme. D'habitude, la plage est bondée de monde. Or, voilà quelques jours que c'est complètement mort. Et c'est tout le monde qui en pâtit, en premier lieu les jeunes de la région. Il y a au moins une quarantaine de jeunes qui ont loué des bases. Nous avons mis toutes nos économies ici. Moi, j'ai dû acheter une cinquantaine de parasols, à 1 400 DA la pièce. Comment amortir tout ça ? Pourquoi, à la plage d'à-côté, la plage militaire de Sidi-Fredj, il n'y a pas de virus ? À moins qu'ils n'aient installé un barrage pour filtrer également les parasites. Ils veulent qu'on prenne tous le maquis ou quoi ?” Un autre ironise : “Au Club-des-Pins, on exige des badges même pour les microbes, paraît-il !” Visiblement, il n'y a que Nasreddine qui a su tirer son épingle du jeu. Ce môme de 14 ans, qui habite la Bridja et qui passe en 7e AF, sillonne les plages en été, en proposant ses m'hadjeb s'khounin aux amateurs de baignades piquantes. “J'ai vendu 37 pièces jusqu'à présent”, dit-il. Dans sa “miqlama” (trousse scolaire) mue en tire-lire, il glisse fièrement les pièces de monnaie qu'il gagne à la sueur de son front. Malin jusqu'au bout, il ne veut pas se baigner. “On dit que c'est dangereux”, répète-t-il. Et puis, entre nous, il n'a pas le temps. Il a une famille à nourrir et une rentrée à préparer… M. B.