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L'inextricable recasement
Sinistrés de Bordj El-Kiffan, Rouiba et Réghaïa
Publié dans Liberté le 14 - 07 - 2003

Les nouvelles affectations ont déplu à plusieurs familles. Vexées, celles-ci refusent de s'y rendre. Obstinées, elles revendiquent le droit de demeurer sous les tentes jusqu'à reconsidération de leurs cas. Nous les avons rencontrées dans trois sites différents, à Bordj El-Kiffan, Rouiba et Réghaïa. Au-delà, bien sûr, se pose brutalement le tortueux problème du relogement des victimes du dernier séisme.
Les arguments avancés par les réfractaires soulèvent de légitimes appréhensions et requièrent de sensibles attentions. Ce récit, vécu émouvant de personnes jetées par la nature dans la... nature, est un mélange de douleur, de colère, de peur…
La douleur, au souvenir des êtres chers, de l'angoisse, de la solitude, du vide, du désespoir. La colère, vomie ou contenue, de l'incertitude, du provisoire, de la malvie. La peur, réprimandée ou acceptée, du désenchantement, du mensonge, du rejet. La peur du lendemain. Courtois et furieux, affables et rugueux, les sinistrés ont accepté de nous recevoir “chez eux”, sous leurs tentes, dans une chaleur fortement humide, dans un décor évidemment sobre, dans une atmosphère spécialement remontée. Le chemin du retour est particulièrement chargé, de chagrin et de lassitude. De regret aussi. Le regret de n'avoir pu rencontrer les premiers responsables des circonscriptions administratives concernées, celles de Rouiba et de Dar El-Beïda. D'absence en réunion, les secrétaires, ou, à défaut, les agents de sécurité, se réfugient dans les classiques répliques de politesse : “Revenez plus tard, y a personne en ce moment.” Bien, commençons.
“Je veux rester ici, voir et revoir tous les coins que maman occupait. Je n'irai nulle part.” En racontant ce fragment d'histoire récente, le vieux Bachir a encore les larmes aux yeux. Il conte, ému malgré le poids de l'âge, l'horrible destinée d'une petite orpheline, psychologiquement emportée par le tremblement de terre, dont la mère et deux sœurs ont été ensevelies, le 21 mai, sous les décombres de l'immeuble Mohamed-Drif, à Rouiba. Elle ne veut pas partir ailleurs parce que sa mémoire y est enracinée à jamais et, désormais, fortement liée au triste souvenir de celle qui l'a enfantée. À travers l'adorable petite fille, Bachir Bensalah, conseiller d'éducation à la retraite, illustre en fait la situation des quinze familles de l'immeuble effondré, où neuf personnes (enfants, parents, proches ou voisins) ont laissé leur vie.
Des familles tellement hostiles à l'“exil” qu'elles s'y sont, dès le lendemain de la catastrophe, enfermées dans l'école fondamentale adjacente d'où elles tirent, du fait de la fonction de l'ensemble des tuteurs, leurs revenus principaux. “Nous souhaitons rester ici, là où on a toujours été, là où nos enfants ont grandi. Le maire nous propose d'aller à Chéraga ou à Ouled Fayet, mais cette option ne nous convient pas”, souligne Bachir Bensalah, porte-parole du collectif. Les quinze familles, sous leurs tantes qu'elles ont du mal à trouver, observent les murs de l'école menaçant de s'écrouler. Leur revendication ? “Obtenir l'aide municipale pour monter une coopérative immobilière, à l'exact endroit de l'ancien immeuble.” Comme douze sur quinze étaient propriétaires, elles espèrent ainsi que la question soit sérieusement prise en charge par les autorités locales. “De toute façon, résume sereinement le vieux conseiller, nous désirons rester ici même s'ils nous mettent dans des chalets.” Tout de blanc vêtu, le pieux Bachir a sans doute le mérite de renseigner les élus de Rouiba de la volonté, d'apparence ferme, des familles qu'il représente.
Du reste, la même volonté est affichée ailleurs. Comme à Verte-Rive, quartier résidentiel de Bordj El-Kiffan. Comme au campement Bourâada, à Réghaïa.
L'officier de la Protection civile se veut rassurant. Sur Verte-Rive, un vent chaud souffle sur les tentes. Sur une large étendue se côtoient 577 familles, deux par tente. Depuis le séisme, elles ont appris à se connaître, dans un esprit mi-apaisé mi-révolté. Les conditions de vie rappellent la précarité, encouragent le stress et l'accompagnent. L'officier Djamel, lui, a appris à ne pas dire “non”. “Nous devons, à chaque moment, les réconforter, leur malheur est tellement pesant !”, avoue-t-il. Lorsque les bâtiments 11, 12 et 17 de la cité 150-Logements furent terrassés par le tremblement de terre, 43 personnes sont décédées et 12 blessées. L'opération de relogement, décidée par la daïra de Dar El-Beïda, devait concerner vingt-six familles. Les appartements sont situés à Tessala Merdja, près de Birtouta. Bénéficiaire, Mme Makhlef est partie en reconnaissance. Elle en est revenue bouleversée. Déçue et résolue : “Nous avons tout perdu ici. Ils nous proposent un F2 (alors que nous avions un F3 à Verte-Rive) dans un coin isolé et éloigné. Nous ne pouvons accepter.” Technicien supérieur de la santé, Mme Makhlef a surtout peur pour son mari, un policier qui garde encore les stigmates du terrorisme. “Là-bas, il n'y aura pas de sécurité pour lui. Quand je pense qu'ils ont promis un F3 au début ! Mais non, c'est un trou de rat cet endroit ! Impossible d'y aller.”
Cette autre dame, fonctionnaire “dans un ministère, à Alger”, en est autant retournée. “Nous sommes déjà punis, le meilleur d'entre nous est sorti les mains sur la tête”, inaugure-t-elle. Dans sa calme expression, une douce amertume. Elle invoque, de son côté, l'éloignement de “cette région déserte dont les appartements ont été refusés par plusieurs APC.” Et dénonce “le deux poids deux mesures de l'administration : ceux de Réghaïa et de Dergana ont été relogés à Kouba, pourquoi pas nous ?” L'interrogation cède la place au désarroi. Le désarroi de cet homme, portant dans ses bras son ange, une tendre blondinette de trois ans. S'il ne verse pas de larmes, c'est pour se prouver à lui-même qu'il peut tenir le coup. Lui, également, s'interroge. Le séisme a emporté sa femme, son père, sa... voiture. Seul, il fait face à la vie. Il doit élever son enfant et lui donner les chances de grandir ; il doit garder sa chère, paralysée, et lui donner la force de s'accrocher. “À Tessala Merdja, je ne pourrais jamais m'en sortir. Je serais loin de mon lieu de travail. Comment puis-je accepter ?”
Des questions, encore des questions. Mais pas de réponses. Peut-être jamais. Face au marasme, les autorités ont pourtant tenté de faire amende honorable. Jamais sans doute des sinistrés n'ont été aussi rapidement relogés. Mais peut-on blâmer une victime de séisme en proie au doute, à la torture morale, à l'abandon ? À Réghaïa, au centre d'accueil stade Bourâada, toujours des questions. “Pourquoi doit-on y aller ?” ; “pourquoi là bas et pas ailleurs ?” ; “pourquoi ceux-là et pas nous ?” Les walis délégués des localités concernées “sont pris par le temps et le travail. Il faut patienter.” Pas de réponse donc.
Au stade Bourâada, une femme est prise d'une crise de larmes. Elle crie haut et fort avant de tomber dans les mains de sa voisine, qui tente vainement de la consoler. Dans les gradins, des membres de familles sinistrées recréent les cercles de discussion hérités de la vie de quartier. Les anciens locataires des fameux bâtiments 10 et 15 se sont littéralement abrités sous une toiture de fureur. Ils sont partagés. Les 96 familles affectées, sur les 250 que compte le site, n'ont pas toutes accepté leur sort. La satisfaction de celles qui sont recasées à Chéraga et Kouba (le gros du contingent en somme) contraste avec le mécontentement de celles orientées à Ouled Fayet. “Elles sont relogées selon leurs actes précédents : F2 pour F2, F3 pour F3 et ainsi de suite”, informe un des adjoints de l'administrateur du site. À quelques mètres de là, des jeunes fulminent. “Ils nous ont bien eus, s'insurge l'un d'entre eux, à Ouled Fayet il y a des “F” tout court. Une belle plaisanterie !” Bientôt on est pris d'assaut, entourés comme des célébrités, sollicités de toute part comme si on détenait la décision de reloger. “Il y a de l'injustice dans la distribution de ces logements. Et dans les affectations. À Chéraga, il y a encore des logements, pourquoi nous envoie-t-on à Ouled Fayet ?”, demande un autre jeune. Les versions se ressemblent, les situations diffèrent. Tous partagent le refus de rejoindre leurs nouvelles habitations. “Je mourrais ici, à Réghaïa, s'il le faut dans une baraque. Mais je ne partirai pas”, hurle une femme en larmes. “Ces habitations de Ouled Fayet sont catastrophiques, les chalets sont plus convenables pour nous”, ajoute celui-ci. “Venez voir mon père, il est incapable de faire un pas et ils me demandent d'aller là-bas”, conforte cet autre. Le père est étendu par terre, près de la tente familiale. Il est aveugle et invalide à 70%. Avant de prononcer un mot, il se fond en larmes. Sa fille pleure avec lui.
“L'administration s'en moque. D'ailleurs, je voudrais bien savoir les critères sur lesquels est basé leur choix.” “Nous les mariés, nous voulons des chalets à vie, mais ici..., il y a des gens qui étaient nouveaux dans notre quartier et ils ont bénéficié de meilleures conditions que nous, hélas !” “Nous avions un F5, dans le (bâtiment)15, ils nous proposent un F3 à Chéraga alors que nous sommes trois frères mariés.” “Mon oncle est parti à Kouba sans moi et les six membres de ma famille, comment vais-je vivre maintenant ?” “Je travaille à Boumerdès et si j'habite à Ouled Fayet, il me sera impossible de garder mon poste.” Derrière nous, le tumulte baisse subitement et le site replonge dans le calme. Ils attendront tous les nouvelles.
Un jour, les rescapés raconteront la misère à leur progéniture. Ils diront, implacables, tout le malheur de leur pays. Peut-être gagneraient-ils leur pitié ?
L. B.


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