Français de “souche” comme on dit pour bien marquer la différence avec ceux qui ont une origine étrangère, et athée assumé, Erwan est un saisissant paradoxe : il observe le Ramadhan depuis plusieurs années. Ce quadragénaire né dans la très catholique région de Bretagne et politiquement engagé à gauche s'est mis au jeûne “par sympathie” avec les nombreux musulmans, Djiboutiens et Maghrébins, qui étaient ses voisins à la cité universitaire. Sans rien changer à sa foi d'incroyant, Erwan a ensuite épousé une musulmane d'Algérie. Loin d'être une pratiquante frénétique, sa “chère et tendre épouse” évoquée avec déférence est quand même intraitable sur l'observance du Ramadhan. “Par solidarité” et “soutien psychologique”, Erwan est devenu un jeûneur assidu, abonné quotidiennement à la chorba. Son attitude contient aussi un certain défi face à cette épouse geignarde. “C'est pour lui montrer que ce n'est pas terrible et qu'on peut le faire sans se plaindre”. À Paris, l'excitation des jeûneurs n'est pas perceptible. Comme Erwan, Mohamed est un militant communiste sans aucune conviction religieuse. Dans le cas de ce quinquagénaire algérien marié à une Française, le paradoxe se double d'un autre : c'est en arrivant en France, au début des années 90, qu'il s'est mis au Ramadhan alors qu'il ne le faisait plus depuis ses années de fac. “C'est par nostalgie à mon enfance”, explique-t-il. Son épouse n'ayant cure de sa conduite, c'est lui-même qui prépare sa chorba. Jeune Marocaine, Mounia pratique le tapin à Paris. Après l'iftar, elle retrouve ses clients comme s'il s'agissait d'aller simplement à son travail. Ces trois cas peuvent illustrer le chiffre impressionnant de 70% de personnes à observer le Ramadhan parmi les quelque 5 millions de musulmans que compte la France, selon un sondage publié la semaine dernière. Les autres piliers de l'Islam sont très loin de recueillir la même adhésion. Avec 2 000 mosquées et salles de prière, les musulmans de France ne se pressent pas derrière l'imam, et ils sont très peu à accomplir le pèlerinage de La Mecque qui attire surtout les retraités. “Le regain d'intérêt pour le Ramadhan est un phénomène que nous observons depuis une quinzaine d'années”, remarque l'anthropologue Malek Chebel. “Dans son essence, c'est un phénomène communautariste puisqu'en un temps donné, les musulmans de France ont le sentiment de ressembler à tous les autres à travers le monde”. Pour lui, cette pratique est le produit du prosélytisme religieux et du discours politique en France. La prédication a fini par engendrer un complexe de culpabilité chez les non-pratiquants qui n'osent même plus s'afficher au milieu des pratiquants. Président du Conseil des démocrates musulmans de France, une association qui milite contre l'intégrisme islamique, Abderahmane Dahmane note aussi que le nombre de jeûneurs a connu une hausse exponentielle à partir des années 80. Cet ancien fonctionnaire de l'éducation nationale a vu comment la pratique a évolué chez les adolescents. “J'ai beau demander à mes enfants de ne pas jeûner pour ne pas perdre leur vigilance en classe, ils ne veulent rien savoir”, dit un père de famille. “L'année dernière, mon fils âgé de 15 ans a fini par s'énerver et m'a demandé de ne plus évoquer le sujet avec lui.” En jeûnant, les adolescents musulmans ont le sentiment d'être supérieurs à leurs autres camarades puisqu'ils résistent à la faim. Dans les banlieues à forte population immigrée, les non-jeûneurs sont la cible de quolibets et de moqueries. “Il y a toujours un air du temps et cet air du temps, en France comme ailleurs, est au repli identitaire après la fin de tous ces lieux du dépassement qu'étaient le communisme et le marxisme”, analyse le chercheur d'origine tunisienne, Abdelwahab Meddeb, selon lequel nous sommes dans une phase où “le jeûne social triomphe du jeûne mystique”. “Que les gens jeûnent ou pas, cela ne regarde qu'eux, mais si c'est un jeûne cœrcitif, violent, qui se veut exemplaire et que celui qui jeûne méprise celui qui déjeune, il faut dire stop”, dit-il. Violence, cœrcition. Des informations évoquent des menaces contre des “déjeûneurs” ou même contre les restaurants dans certains quartiers. Impossible à vérifier. À Barbès, cœur battant de l'islam parisien, le quartier a les allures d'une médina. Certains restaurants ont effectivement baissé rideau à midi. C'est simplement parce que leur clientèle habituelle est musulmane. Au boulevard de la Chapelle, il est difficile de se frayer un chemin parmi les passants, les mendiants et les vendeurs qui exposent herbes et galettes sur de simples cartons. Il paraît qu'on peut se départir de son inquiétude dans ce haut lieu du pickpocket. “Les voleurs ne travaillent pas pendant le Ramadhan”, jure un jeune. Si seulement tous les grands prédateurs pouvaient les prendre en exemple ! En cette première semaine de Ramadhan, Barbès est un îlot particulier au sein de la ville-lumière. L'offre de consommation est plus alléchante que dans n'importe quelle ville d'Orient parce qu'ici on trouve des produits venus de tous les coins du monde musulman. Délices du Maghreb et du Machrek. Un Algérien ayant la nostalgie des recettes de sa grand-mère peut se payer beghrir, msemen, m'hadjeb. Sans compter la galette sous toutes ses formes, la zlabia sous toutes ses couleurs, ainsi que toutes les autres douceurs. Et contrairement à Alger, il n'y a pas de tromperie sur la marchandise. Les cacahuètes ne remplacent jamais les amandes. À l'heure de l'iftar, des restaurants proposent des menus à 10 euros, avec les inévitables chorba ou hrira, bourek et dattes. Le marché hallal, en pleine expansion, connaît une euphorie pendant le Ramadhan. Des magasins spécialisés ont fait fortune. Et la grande distribution y avance à petits pas. Selon une agence spécialisée dans le “marketing ethnique”, le marché hallal est évalué à près de 4 milliards d'euros en 2009 et sa croissance annuelle est estimée à 15%. Limitée d'abord à la viande et à la charcuterie, l'offre s'est étoffée : soupes, raviolis, pizzas, hachis, volailles, les grandes marques se sont lancées. Parfois, les enseignes évoquent seulement “les saveurs d'Orient” ou “la route des épices” sans référence explicite au Ramadhan. Preuve de cette expansion, le premier Salon du Ramadhan se tiendra du 16 au 24 septembre au centre commercial de Bobigny, en banlieue de Paris. L'animation est aussi un autre marché : si le Centre culturel algérien a donné congé à tout son personnel jusqu'au 6 septembre, des cafés font appel à des artistes pour égayer les soirées des jeûneurs. D'autres permettent de redécouvrir les jeux de dominos, de cartes et notre “loto” si particulier...