Le temps d'un bon petit mois, l'ambiance est chamboulée, totalement différente du restant de l'année ! Jeûne et mansuétude des jeûneurs, leur humeur ou leur humour du moment, leur sevrage diurne en nicotine, caféine, théine, ou simplement en mie, leur propension à prolonger leurs veillées, moult éléments façonnent cette ambiance sensationnelle qui ne laisse personne indifférent. Chronique d'un quotidien ramadhanesque… De jour, la vie commence dans la torpeur et le vif désir à éviter parole et discussion. Au-delà des souks et des marchés, l'existence humaine fait grandement défaut. Les gens qui y passaient avant le mois sacré sont encore sous le charme de la grâce matinée quotidienne. En ville et dans les villages, les trottoirs des centres de la ville gardent toujours les restes d'emballages et autres immondices abandonnés la veille par les vendeurs et revendeurs à la sauvette en surnombre. La mine souvent défaite, les rares personnes qui se rendent à leur travail tôt dans la matinée ont du mal à dissimuler le manque manifeste de sommeil. C'est le prélude d'une journée harassante qui plongera aussitôt les chalands dans un bizarre état d'hébétude avancé. Un état qui substitue les yeux à l'estomac et l'envie folle au besoin réel. Ainsi, souvent, achète-t-on tout ce qui tombe sous le regard, sans même se rappeler que la veille, on en a acheté une bonne quantité : fruits frais, pain maison chaud, produits carnés, boissons rafraîchissantes et zide ouzide. Ventre creux, pas… de calculs. Bousculés par une énième “reflambée” générale des cours des produits, les souks et marchés, couverts ou à ciel ouvert, s'agitent. Sans exception, habituels et occasionnellement “montés”, ils débordent de marchands, de chalands et de marchandises. Outre les habituels, chômeurs, retraités, fonctionnaires, lycéens, collégiens et autres enfants, n'importe qui peut vendre ou revendre n'importe quoi et n'importe où, là où il croit trouver preneur à sa “marchandise”. Selon les uns et les autres, il s'agit de joindre les bouts, aider les parents vraiment indigents ou “dépassés” par le volume des dépenses qu'impose la conjoncture, faire face aux dépenses extraordinaires “induits” par le mois sacré, ou tout simplement écourter le jour du jeûne. Outre la baraka, le ramadan a la vertu de permettre le business à tout le monde ! Alors que certains doivent se réveiller au muezzin de l'aube pour s'approvisionner au marché de gros des fruits et légumes, les autres attendent d'être livrés sur place, en accourant et en se bousculant afin d'arracher, par enchérissement, le bidon de figues, le sachet de grapillons de raisin, ou la brouettée de persil que d'autres jeunes viennent soumettre à la vente. De par l'affluence exceptionnelle, les dits espaces commerciaux sont devenus des lieux à haut risque, notamment au plan de l'hygiène et de la sécurité. Les commerces, plus informels que formels, s'y côtoient et se piétinent allègrement, tout en se livrant à la dure concurrence déloyale. Le confinement record en fait le repaire de prédilection des pickpockets dont la “virulence” s'exacerbe au fil des jours du jeûne. Dans l'administration, la vacance et les vacances riment parfaitement. Avant les 14 heures, les secrétaires assurent la gestion courante des affaires, en “expédiant” urgences et audiences sollicitées. Au-delà, c'est un agent de sécurité et autre planton qui vous éconduira, poliment, ou par indifférence. “Mieux vaut patienter jusqu'à ce qu'on boira de l'eau !” vous conseillera-t-on généralement. Bien sûr, les administrations ne sont pas vides. Le service public demeure assuré grâce aux multiples dispositifs “bon marché” de l'emploi et de l'insertion des jeunes. Mieux encore, parfois, on relève même une certaine ambiance là où la gent féminine “abonde”. La parlote à propos de Sog Hadj Lakhdar, de la prise de bec avec le mari ou le frère aîné qui supporte mal le jeûne, du menu préparé la veille ou de la recette qui ne fut pas aussi bonne que celle proposée par Mme Khadidja sur les ondes de Radio-Mosta génère l'animation. De nuit, l'ambiance devient tout autre. Si pendant le jour, le ramadan uniformise presque, le mode de vie des jeûneurs, une fois le jeûne rompu, c'est chacun son style, son ambiance et sa voie. Il y a ceux qui se consacrent à la prière nocturne des tarawih et ceux qui, la nuit durant, “tuent” le temps. Entre les deux figurent les partisans de la devise “chouia l'rrabi, chouia l'galbi”, qui s'acquittent du devoir religieux tout en jouissant des plaisirs de la vie d'ici bas. Ceux-là prennent autant de temps pour prier que pour sortir, jouer, acheter, festoyer, fumer ou, tout simplement, se balader. Et pour se faire plaisir, ils n'ont que l'embarras du choix du lieu et de la manière. Lors de la prière des tarawih, toutes les mosquées font le plein de fidèles. Une affluence record d'autant plus évidente que même les espaces contigus aux salles de prière sont investis. Selon la proximité de l'édifice, le charisme de son imam ou sa promptitude dans l'exécution de la prière, on choisit son lieu de culte. Ainsi, certains pointilleux font le repérage des meilleurs “déclamateurs” pour prier derrière eux. Et cela ne manque pas de créer une véritable émulation entre les différentes mosquées dont l'aura se mesure au vu du nombre de fidèles qu'elles attirent. Nombre de pratiquants, permanents et occasionnels, sont attirés par la manière de psalmodier de l'imam. “Sa voix, expliquent des prieurs marqués par l'art oratoire, est si belle qu'elle pénètre dans le cœur de l'auditeur !” Une technique qui consiste à réciter à haute voix en marquant, par les intonations qu'exigent le sens, l'accent grammatical et l'accent oratoire. “C'est ce qui permet une meilleure méditation du sens des mots divins et une meilleure concentration dans la prière”, nous explicite Charef, un enseignant universitaire. Une autre catégorie de fidèles préfère les grands espaces aérés. Aussi, s'empresse-t-on de prendre place là où climatiseurs et ventilateurs ont été installés. En ces soirées chaudes, la plupart des mosquées offrent les deux “compartiments” : la salle de prière climatisée et le patio, la terrasse ou même la chaussée limitrophe. Ailleurs, les cafés, également habituels ou ouverts là où l'on n'en disposait pas avant le ramadan, demeurent l'autre pôle d'attraction d'une majorité de noctambules. Ils sont archicombles. Les inconditionnels des dominos, du rami, de la belote, du loto ou de la tchatche s'y donnent rendez-vous. Aux alentours, le brouhaha diurne cède la place à une quiétude relative, plus favorable aux “tenanciers” des tablettes et aux dealers qui animeront le “commerce capiteux” de la vente des cigarettes en détail, du kif et des comprimés “apaisants”. Les accros qui jeûnent ne peuvent s'en passer pour se remettre d'aplomb. Les commerces de l'alimentation générale, de la confiserie, de la chaussure et de l'habillement prolongent leur horaire d'ouverture jusqu'à l'approche du s'hor. Le ramadan demeure l'unique mois durant lequel la ville de Mostaganem se “désiste” de sa sinistrose nocturne caractéristique, en transgressant le couvre-feu que sa population décrète volontairement le reste de l'année. Le mois durant lequel, fidèle et fidèle ont l'embarras du choix de la manière de s'envoyer au ciel...