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“Il y a les Algériens en butte à l'armée française, et il y a les Algériens en butte à d'autres Alg ANOUAR BENMALEK À PROPOS DE SON DERNIER ROMAN “LE RAPT” :
Le Rapt démarre par une disparition et trouve des explications à la violence en remontant à la guerre de Libération. Auteur prolifique, Anouar Benmalek dresse le tableau d'une Algérie à qui il reste encore des pages blanches dans son histoire, et qui doit se réconcilier avec son passé pour aborder l'avenir dans la sérénité. Liberté : Dans le Rapt, vous signifiez que le passé finit toujours par nous rattraper, et cela même si, en tant qu'individus, nous ne sommes responsables ni des erreurs ni des crimes de ceux qui nous ont précédés… Anouar Benmalek : Le Rapt essaie de montrer que le passé non assumé, nié, méprisé, peut devenir extrêmement dangereux pour le présent et le futur d'une société. En fait, l'envie d'écrire ce roman m'est venue d'une manière brutale, après deux horribles faits divers survenus récemment. Il y a eu d'abord le kidnapping d'une collégienne dans une commune de la périphérie d'Alger, puis l'affaire du petit Yacine, qui est l'exemple tragiquement caricatural dans sa cruauté de la manière dont notre système politique traite les gens modestes. Je me suis alors demandé : notre société est-elle arrivée à un tel degré d'acceptation de la violence que même un événement aussi effroyable que l'enlèvement et le meurtre d'enfants la laisse relativement indifférente ? Effaré, j'ai cherché une explication, d'abord dans l'état de commotion née de la violence sans borne qui s'est abattue sur notre pays ces dernières années. Puis, une chose en amenant une autre, je me suis interrogé sur les causes de cette explosion d'inhumanité. Etait-elle née ex nihilo ou tirait-elle son origine de je ne sais quelle mystérieuse connexion avec le passé de notre pays ? Je crois avoir trouvé un début de réponse dans la manière dont nous abordons l'histoire de notre pays et, en particulier, de la guerre de Libération. L'histoire officielle, celle apprise à l'école et répétée en boucle par les perroquets idéologues du régime, est en gros un tissu de mensonges. La violence est légitimée par le résultat : le FLN ayant gagné la guerre de Libération, tout ce qui a pu être fait sur ordre de ce dernier devient dès lors juste, même lorsqu'il s'agit de crimes aussi inexpiables que la torture et les assassinats d'étudiants montés au maquis à la suite de la “Bleuïte” ou les massacres des villageois de Melouza. Je ne parle même pas des liquidations de dirigeants nationalistes de la trempe d'Abane Ramdane. Notre histoire officielle sert à instiller le message subliminal suivant : les massacres du vainqueur, surtout s'il se dote de la légitimité d'acier du patriotisme, ne sont plus des massacres, mais de hauts faits de résistance dont les responsables méritent honneur et considération de la part de la nation. Voilà ce qui explique que certaines de nos rues portent des noms de tortionnaires algériens ayant pratiqué, pendant la guerre de Libération, le supplice dit de “l'hélicoptère” contre leurs propres concitoyens — supplice qui consiste à “brûler” avec un kanoun un homme suspendu par ses membres à un arbre ! La violence extrême est donc devenue petit à petit à un horizon “normal” de notre société puisque ceux qui l'ont libérée du colonialisme ont pu en user à certaines occasions à l'encontre du peuple sans en subir plus tard les conséquences : tel colonel a pu tuer des étudiants par dizaines et demeurer néanmoins un héros sans tache ou tel autre donner l'ordre de liquider toute la population masculine d'un village et continue à être officiellement honoré sans aucune considération pour la mémoire des suppliciés et de leurs actuels descendants. Qu'on ne se trompe pas de débat : personne ne discute ici de la nécessité absolue de la guerre de Libération ni de l'héroïsme incroyable de nombre de ceux qui ont donné leur vie pour libérer l'Algérie de l'indignité de la sujétion coloniale ! La question soulevée ici est qu'à côté de cet héroïsme, il y a eu des crimes épouvantables commis par des moudjahidine et que ces crimes restent des crimes malgré la distance du temps. Pis : je prétends que ne pas reconnaître cette douloureuse vérité aboutit, d'une façon ou d'une autre, à créer les conditions d'une résurgence de la barbarie… Qu'est-ce qui a renforcé votre détermination à écrire ce livre ? C'est la publication en Algérie même de mémoires d'un certain nombre de moudjahidine “ordinaires” qui racontaient sans fioritures des épisodes terribles d'exactions dont ils avaient été victimes ou témoins. Ce qui m'avait stupéfié à l'époque, c'est que des livres de ce genre n'aient pas provoqué un séisme de questionnements en Algérie. Nous aussi, nous avions nos Aussaresses, avouaient en substance ces patriotes, mais ces Aussaresses-là officiaient contre leur propre peuple ! Le cruel terrorisme de ces dernières années est dû en partie au fait que nous avons appris à “pardonner” la violence quand elle est le fait des “nôtres”. Quand nos concitoyens arrivent à accepter Melouza comme un simple accident de parcours de la guerre de Libération sans plus se poser de questions, alors le massacre, pendant la décennie noire, de villages entiers par des terroristes drapé dans la légitimité religieuse (au moins aussi forte que la légitimité nationaliste) finit par apparaître presque “naturel” : les “frères” des montagnes n'imitaient-ils pas, en agissant ainsi, les “frères” de la guerre de Libération ? De toute façon, pense chaque Algérien avec résignation, il y aura toujours une amnistie qui surviendra au bon moment, suivie de son corollaire obligé l'amnésie ! Je pense, quant à moi, que l'Algérie est à présent adulte et que ce n'est pas dénigrer la guerre de Libération que de dire que tel ou tel de ses leaders ont commis des infamies. Il y a suffisamment de vrais héros dans ce peuple pour qu'on n'ait pas besoin de les mêler avec leurs absolus contraires. J'insiste cependant : mon livre n'est pas un livre politique, c'est un roman où des personnages ordinaires sont confrontés à des forces qui les dépassent et qui, parce qu'ils aiment à la folie ceux qui leur sont proches, vont aller jusqu'au bout d'eux-mêmes. Mon livre est une expérimentation sur le thème : qu'aurions-nous fait à la place des personnages du roman si quelqu'un avait kidnappé notre enfant et nous ordonnait de commettre un forfait ou si, un demi-siècle plus tôt, nous nous étions trouvés, par le hasard du destin, dans la peau de ceux qui avaient à choisir entre devenir ou non des criminels ? Il y a un Français dans votre livre, Mathieu, qui a d'ailleurs fait partie des Dop… À un certain moment dans le roman, je fais intervenir un militaire français qui a fait partie d'un Dop. Rappelons ce que sont les sinistres Dop — Départements opérationnels de protection. Sous ce nom volontairement banal, se dissimule un rouage essentiel de l'armée française, où la torture, désormais officielle, contre les rebelles à l'autorité coloniale prendra toute sa place dans la panoplie des armes de guerre dirigées contre le peuple algérien. Mon propos se veut on ne peut plus clair : en aucun cas la condamnation de certains errements des moudjahidine durant la guerre de Libération ne doit diminuer en rien l'horreur que nous ressentons devant les exactions de l'armée française, en particulier l'usage institutionnalisé de la “question”, des bombardements au napalm, des regroupements de populations et autres crimes de guerre. Disons qu'il y a deux grands sujets dans mon livre : il y a les Algériens en butte à l'armée française, et il y a les Algériens en butte à d'autres Algériens. Nous sommes des êtres humains comme les autres. Pourquoi devrions-nous accepter de vivre avec une histoire et un présent mensongers ? C'est une profonde colère et une profonde compassion pour mon peuple qui m'ont guidé dans l'écriture de Rapt : on nous a volé notre histoire, on nous a volé notre lutte de libération. Dans le cas de l'Algérie, jamais le mot “rapt” ne s'est aussi bien appliqué au passé, au présent, et, si nous restons dociles, au futur de notre pays ! Il y a une grande violence qui habite les personnages. Si l'on extrapole, quelle est cette violence que vous voyez en chaque Algérien ? Cette question de la violence chez nous m'a toujours taraudé. Durant ce qu'on a coutume d'appeler la décennie noire, j'ai vu des gens tout à fait ordinaires, des collègues de l'université par exemple, se mettre brusquement à persifler lâchement dès qu'un intellectuel était tué : “Il n'y a pas de fumée sans feu, peut-être que ce gars n'était pas si innocent que ça, peut-être qu'il avait fait quelque chose pour mériter d'être assassiné ?” Je me suis alors interrogé avec angoisse : qu'est-ce qui sépare le terroriste tueur de celui qui ne le désapprouve pas totalement ? Les animaux — des bonobos — occupent une place importante dans votre roman. Notre part d'animalité ? Parce que nous sommes aussi des animaux. Et parce que la part instinctive qui régit nos réactions en apparence les plus rationnelles reste forte. Dans le livre, les bonobos constituent un clin d'œil sarcastique à l'intolérance pudibonde de notre société. Dans un autre registre, si nous considérons ces magnifiques bonobos (nos cousins les plus proches dans le règne animal) comme des êtres auxquels on ne doit aucun respect, rappelons-nous qu'on est toujours le singe de quelqu'un : les colons ne considéraient pas vraiment les Algériens comme des êtres humains à part entière… Vous donnez l'impression que pour vous la littérature est une mission. Est-ce le cas ? Mission est un mot bien ambitieux, mais je n'en trouve pas d'autre à vous retourner… Quand vous commencez à écrire un roman qui va vous prendre trois ans — irremplaçables ! — de votre vie, à quoi bon le faire si, au bout, il n'y a pas quelque chose de plus grand que votre petite personne ? Souvenons-nous de Melouza et de l'obligation de silence qui l'accompagne jusqu'à présent. Ce ne sont pas les moudjahidine dans leur ensemble qui doivent être remis en cause, ce ne sont que certains criminels de guerre, mais ces derniers doivent être nommés explicitement. Un Mohammedi Saïd, par exemple, est un criminel de guerre : il peut avoir été colonel et avoir occupé tous les postes les plus illustres dans la nomenklatura du pays, cela ne changera rien au caractère impardonnable de ses actes. Cela doit être dit. Pour la vérité. Pour la pureté de notre histoire. Je sais que mon livre va faire grincer des dents, parce que certains considèrent le patriotisme comme l'ânonnement de slogans officiels. Moi, je dis non ; le patriotisme, c'est reconnaître le pays comme il est et l'aimer avec ses forces et ses faiblesses. S. K. * Anouar Benmalek sera aujourd'hui, à partir de 16h, au stand des éditions Sedia pour procéder à une vente-dédicace de son roman Le Rapt.