Les écrivains publics sont-ils concurrencés par l'informatique et internet ? Pas le moins du monde, comme il nous a été donné de le constater. À Tizi Ouzou, ce genre de commerce est florissant. C'est une activité rentable qui attire de plus en plus de monde. Sur les trottoirs retapés de la ville, il n'est pas rare de voir ces écrivains publics attablés avec leurs “dactylos”. Ils forment une corporation qui tend à s'organiser, maintenant qu'elle commence à s'agrandir à vue d'œil. À l'époque où l'école n'était pas obligatoire et que les filles étaient les premières victimes de cette injustice, les écrivains publics se comptaient sur les doigts d'une seule main. L'on se souvient encore des “liseurs de lettres” qui se prenaient pour les intellos du village. Beaucoup de ces “liseurs de lettres” ont épousé plus tard le métier d'écrivain public. Certains y ont même fait carrière. Mais aujourd'hui que tout le monde est passé par l'école, leur nombre a grimpé de manière exponentielle. Hamid, un sexagénaire bien portant, a roulé sa bosse pour ainsi dire. Il exerce le métier d'écrivain public depuis plus de 14 ans, après avoir fait carrière dans une entreprise publique. Bon francisant même s'il n'a pas poussé loin ses études scolaires, Hamid a officialisé son départ volontaire dans son ancienne boîte avant de venir s'installer en professionnel libéral : écrivain public. Ses doigts longs comme des bâtons de zlabia parcourent allègrement le clavier de la vieille machine à écrire. Un geste machinal en même temps qu'il s'entretient avec ses clients. Ce professionnel écrit comme il respire, sans “broncher”. Un jour de Ramadhan, devant la poste de la ville de Tizi Ouzou, il fait chaud et humide. La placette est toujours animée. La rue grouille de monde en ce début de Ramadhan. Les gens donnent l'impression d'avoir lancé un duel contre le temps, une course contre la montre. Les courses alimentaires ! Même si, sur la place de Tizi, il n'est pas le doyen de ses confrères, Hamid semble avoir le privilège de l'ancienneté. Les clients, notamment les retraités, s'adressent à lui presque par intuition. “J'exerce ce métier depuis presqu'une quinzaine d'années”, dit-il. Il parle avec lenteur sans voir ses doigts qui, eux, évoluent sur le clavier avec dextérité et une rapidité robotique. Il a aménagé son “bureau” à l'ombre d'un frêne aux feuillages bien fournis. Sur une table branlante, qui a sans doute connu des jours meilleurs, sont disposés des enveloppes vierges et du papier glacé en attente d'être utilisés. Dans son vieux cartable en cuir, notre écrivain public tient une véritable bureautique : registre quatre mains, carnet d'adresses, stylos, trombones, agrafeuse, etc. “J'ai toujours voulu exercer ce métier”, affirme-t-il. Son expérience professionnelle lui a naturellement servi dans cette nouvelle aventure. “J'étais dans le secrétariat auparavant”, explique-t-il. Il reçoit généralement des vieux et également des veuves pour régler leurs problèmes de retraite ici en Algérie ou en France. Un virement qui tarde, un document qui manque au dossier, rien ne peut échapper à celui qui est devenu malgré lui un recours efficace pour ces retraités qui ont laissé leur jeunesse ainsi que la sève de leurs os dans les mines de charbon et les usines de métallurgie de l'Hexagone. La rentabilité de ce métier n'est pas à démontrer. L'écrivain public s'en sort fort bien, à en croire Hamid qui sait de quoi il parle, lui, qui a quitté un poste stable dans une entreprise publique pour venir s'installer à son compte. Les prestations de service sont rémunérées en fonction du travail et cela varie de 50 à 200 dinars. Rarement plus. Et parfois, quand le client est incapable de payer, l'écrivain public refuse d'encaisser. Cela développe une certaine solidarité qui fait que le client revient la fois prochaine vers le même prestataire. Pas mal le marketing à l'ancienne ! “Il y a des universitaires parmi mes clients” L'affirmation a de quoi étonner mais son auteur est sûr de ce qu'il avance. Hocine est pourtant relativement nouveau dans le circuit. Il a commencé à exercer ce métier en 2004. Cheveux grisonnants, Hocine porte un jean délavé et des baskets dernier cri. Son expérience sur le terrain l'a édifié sur un postulat désormais têtu : il s'est rendu compte, en effet, que l'allongement des études ne garantit pas une aptitude à se sentir performant dans la rédaction du courrier et autres documents. Même les correcteurs électroniques d'orthographe et de grammaire dont sont dotés les PC s'avèrent de dérisoires outils pour qui ne maîtrise pas les subtilités de la langue de Molière. “Je reçois beaucoup d'étudiants et même des licenciés et autres diplômés. Ils viennent pour une demande d'emploi, un recours, une déclaration sur l'honneur, mais aussi pour remplir un formulaire de création d'une entreprise comme dans le cadre de l'Ansej”, déclare Hocine. Le profil de ses clients est relativement jeune et lettré, mais beaucoup ne maîtrisent pas la langue française et, contre toute attente, même la langue d'El Moutannabi est moins maîtrisée. “La plupart ce sont des arabisants. Ils n'ont aucune expérience dans la rédaction, encore moins en français”, regrette notre interlocuteur. Il a même constaté que la cadence du travail a augmenté depuis quelques années. C'est que le nombre de clients qui sollicitent les écrivains publics a connu une ascension du fait que maintenant les jeunes qui sont censés savoir lire et écrire recourent à leurs services. Installé à côté, à l'ombre d'un arbre séculaire, son confrère ne s'est pas mêlé à la discussion. Au fur et à mesure que sa cliente expose, à voix basse, son problème, ce dernier noircit une feuille avec des notes en arabe. C'est pratiquement le seul écrivain public qui travaille exclusivement en arabe, même si d'autres commencent, depuis peu, à travailler dans les deux langues. Il est spécialisé dans les affaires de justice. Il faut dire que cet écrivain public, qui se prénomme Abdeslam, a trouvé un bon filon en la matière. Sa cliente lui exhibe des papiers relatifs à sa requête. Elle a une affaire en justice. “Je me suis spécialisé, si je puis m'exprimer ainsi, dans les affaires de justice. Je rédige des requêtes pour mes clients qui ont du mal à s'exprimer en langue arabe”, fera remarquer notre interlocuteur. Même si les clients perdent devant le juge dans une affaire quelconque, ils reviennent vers Abdeslam pour les orienter, leur rédiger un recours. Et le bouche-à-oreille fait le reste ; d'autres clients viennent vers lui comme par enchantement. Abdeslam, un homme svelte et visiblement timide, a raté son bac en 1990. Il a poireauté ensuite comme tous les chômeurs de son village qui surplombe la ville des Genêts. “J'ai dû moisir au village condamné à regarder le temps passer”, se rappelle-t-il. Mais un déclic venu comme cela l'a poussé à se débrouiller un job. En vérité, il n'avait plus 20 ans pour vivre dans l'insouciance de la jeunesse ; il fallait à Abdeslam “se caser” s'il voulait se donner un statut social. L'occasion se présente à lui, il est écrivain public depuis quatre ans. “Voilà, je gagne ma vie dignement. C'est un métier que j'aurais dû découvrir il y a longtemps”, résume Abdeslam. D'autres confrères ont connu presque le même cheminement. On les retrouve “bien installés” dans les petites villes comme Azazga, Aïn El Hammam, Tigzirt, Draâ Ben Khedda et ailleurs. Le créneau est porteur assurément. À l'ère de la nanotechnologie et au moment où l'on parle de la famille nucléaire, le vieux métier d'écrivain public se maintient et conserve manifestement la dragée haute. Le moins qu'on puisse dire est que c'est un métier qui survit, y compris à internet. Depuis le scribe de l'antiquité égyptienne consignant toute sorte de documents sur des parchemins en papyrus, le métier d'écrivain public, qui a évolué depuis, refuse de disparaître. Et lorsque l'on voit des universitaires, que rien n'empêche d'être polyglottes, recourir aux services de l'écrivain public, y compris en ces temps de la web- rédaction et du mailing, c'est que le métier d'écrivain public a de l'avenir !