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“Le complexe du colonisé est beaucoup plus fort chez nous”
RACHID BOUDJEDRA À “LIBERTE”
Publié dans Liberté le 22 - 04 - 2010

“Les Figuiers de Barbarie” est le dernier roman de cet auteur prolixe et majeur de la littérature algérienne. Dans cet entretien, il revient sur ses thématiques récurrentes, ses obsessions, sa vision de la guerre et de l'Algérie.
Liberté : Figuier de Barbarie est une expression qui prend un double sens. Du côté français, c'était une insulte, mais du côté algérien, c'était plutôt un compliment. Pourquoi avoir opté pour ce titre ?
Rachid Boudjedra : D'abord, objectivement. Dans la ferme où j'ai passé beaucoup de vacances d'été, c'était à la fois une ferme et un haras (il y avait l'élevage des chevaux), les palissades étaient toujours en figuier de Barbarie dans notre région, et d'ailleurs dans toute cette région des Aurès. J'ai vécu dedans. Ça m'a fasciné et j'ai trouvé, avec l'âge, avec le temps, que le figuier de Barbarie est quelque chose d'assez particulier. Souvent, les gens ne l'aiment pas beaucoup, mais je trouve que d'un point de vue esthétique, c'est une structure et une sculpture. Il a aussi cette qualité (ou défaut) d'avoir des épines très fortes. Il a des fleurs absolument formidables, mais que les gens ne connaissent pas. Jamais je n'ai entendu parler un écrivain méditerranéen de la beauté des fleurs de Barbarie quand ça fleurit. Le figuier de Barbarie donne de très grosses fleurs blanches, mauves, jaunes et rouges. Quatre couleurs en même temps. Donc, j'ai vu des enceintes des fermes recouvertes complètement par les fleurs ; on ne voit pas les parties qui ressemblent à du plastique et les épines. Le figuier de Barbarie est un peu, pour moi, l'Algérien. Il est très fier, très digne, mais en même temps, il peut être très agressif. Mais je crois qu'il est agressif quand on lui fait du mal. L'Algérien n'est pas quelqu'un d'agressif, malgré tout ce qu'on dit de nous-mêmes négativement. On admire les Marocains, les Tunisiens, les Egyptiens, et même chez les intellectuels, on a cette façon de se voir. Nous avons le déni et la haine de soi. Je ne sais pas, mais, quelque part, la haine de soi a des racines coloniales. Le colonialisme, on ne s'en débarrasse jamais, c'est une maladie chronique, une lèpre. Et donc, voilà pourquoi les Figuiers de Barbarie. Et puis il ne bouge pas. N'importe quel arbre peut bouger par le vent et n'importe quel arbre peut vous érafler, mais pas le figuier. Si vous vous en approchez trop près, il pique. Et l'Algérien est comme ça, il est très orgueilleux — dans le bon sens —, très fier, très digne, mais quand on l'attaque, il devient très méchant.
On retrouve dans ce nouveau roman, les thèmes des précédents : le père toujours omniprésent, et vous reprenez l'histoire du Vainqueur de coupe. Pourquoi ? Est-ce des questions qui n'ont pas été élucidées dans les précédents écrits ?
Le roman n'est pas une clinique, on n'y va pas pour se soigner ou pour résoudre un problème. Ce qui manque chez l'écrivain algérien, ce sont les fantasmes. Aussi bien chez les anciens, dont le grand Kateb Yacine. Le fantasme est autocensuré en Algérie. Il y a la censure sociale et il y a l'autocensure. Mes fantasmes sont toujours les mêmes, depuis que j'écris et même avant ; ils fonctionnent et ils reviennent. Je crois qu'on écrit toujours un seul roman, on réécrit le même roman, par exemple les vingt tomes de Proust, c'est le même roman. Je fonctionne avec le fantasme, et c'est pour cela que ces fantasmes reviennent tout le temps. Je ne changerai jamais. C'est comme les cauchemars, je fais les mêmes cauchemars, je fais les mêmes rêves ; c'est répétitif. Quand j'écris, je fais fonctionner mes fantasmes, le seul point qui change, c'est l'angle, le point de vue. Vous ne poseriez jamais cette question à un peintre. Picasso, dans Femmes d'Alger dans leur appartement (formé de sept parties), il a repris exactement le Guernica (c'est un petit village basque bombardé par Franco). Je ne vois pas la différence entre les deux, sauf que le Guernica est une seule toile. Dans chaque roman, ce sont les sujets qui changent, ce sont les mêmes personnages, et puis il y a toujours le narrateur au centre. Et puis, vous savez, beaucoup d'Algériens n'ont pas lu le Vainqueur de coupe. Aussi, quand j'écris, je pense aux jeunes qui aiment la littérature et qui n'ont pas lu tout Boudjedra.
Les Figuiers de Barbarie est-il un roman de la désillusion ?
Je n'aime pas le mot. Ils sont un peu dans la désillusion, mais ils sont surtout dans la perplexité. La notion d'échec est présente chez les intellectuels parce qu'ils pensent leur vie. Qu'est-ce qu'un intellectuel ? C'est quelqu'un qui pense sa vie, qui se réfléchit, qui s'analyse. Et quand ils (Omar et le narrateur, ndlr) font l'heure de vol, ils font le bilan de leur vie, et c'est l'échec, c'est l'échec total. C'est la désillusion et la perplexité. Chaque peuple se pose la question : pourquoi ne sommes-nous pas heureux ?
Ce sentiment d'échec n'est-il pas une conséquence du fait que les deux personnages centraux, Omar et le narrateur, avaient fait la guerre ?
Oui, mais pas seulement. C'est l'une des raisons. L'autre raison, c'est l'échec de l'indépendance, il ne faut pas oublier qu'on a eu un coup d'Etat tout de suite en 1965 ; on a eu octobre 1988, après on a eu les dix ans de terrorisme intégriste. L'horreur !
Vous dites dans ce roman que toutes les révolutions sont des échecs, mais il faut les faire quand même. Pourquoi ?
Dans l'Algérie de 1962, il y avait 10% d'enfants scolarisés, il y avait une seule université dans toute l'Algérie, et il y avait un hôpital par grande ville. Aujourd'hui, combien d'universités nous avons ? Combien de gosses vont à l'école ? L'Algérie indépendante est beaucoup mieux, soixante mille fois mieux. Bien sûr. Mais, cependant, l'Algérie ne pouvait pas faire mieux que ce qu'elle a fait jusque-là pour des raisons objectives et subjectives. L'histoire est très subjective aussi. L'Algérien a l'impression que l'intellectuel marocain ou tunisien vit mieux que lui. C'est faux ! Je dirai même que l'Algérien vit mieux. Nous avons des complexes que Fanon avait définis il y a bien longtemps. Le complexe du colonisé est beaucoup plus fort chez nous, parce que nous avons été une colonie de peuplement, que la France n'a pas essayé de tuer les gens ou de les détruire ; elle a surtout essayé de détruire l'identité, et ça c'est un vrai problème. Mais nous en parlons, ça nous inquiète, et c'est bien pour cela que nous sommes un pays intelligent. Car nous sommes inquiets, parce que nous sommes partis de très loin, nous visions très haut, et nous sommes arrivés à un certain niveau qui n'est pas si mauvais que ça, mais qui ne nous satisfait pas. Et ça, c'est une forme d'intelligence. Les deux personnages sont intelligents et malheureux. Qu'est-ce que l'intelligence sinon avoir conscience de soi, mais elle est malheureuse.
Vous dites aussi qu'une langue est révélatrice des équivoques de son histoire. Quel est votre rapport à la langue ?
Je suis bilingue. J'aime beaucoup les langues parlées algériennes que je trouve métaphoriques et extraordinaires, et que j'utilise dans mes romans en arabe. Malgré tout, il est quand même étonnant que nous continuions dans les langues parlées à utiliser le français, à le casser, à le détruire, à le transformer, à le conjuguer. Un substantif français est souvent conjugué en Algérie. Je crois que la métalangue reflète la complexité de l'identité algérienne.
Mais cette métalangue n'est-elle pas représentative d'une violence ? Une confrontation ?
Par rapport à l'identité ? Oui, bien sûr ! Il y a cette fascination/répulsion pour le colonialisme.
Vous consacrez au colonel Amirouche quelques lignes avec lesquelles vous réhabilitez — un peu — son image. Amirouche fait également l'actualité ces derniers temps avec la parution du livre de Saïd Sadi. Que pensez-vous du parcours de ce martyr ?
Il n'y a pas que le colonel Amirouche. La révolution est faite par des révolutionnaires qui sont souvent héroïques. Mais pas des héros. Amirouche a été un type formidable, mais il a été amené à commettre des crimes contre ses propres troupes. Dans son cas, il est vrai qu'il a été poussé par les services de renseignement français. Par l'armée et par un certain nombre de choses. Moi, j'ai la preuve qu'il n'était pas du tout contre les intellectuels. Il a assassiné quelques intellectuels, il a commis quelques massacres contre les populations, mais il a aussi fait le contraire. Il a fait refouler certains intellectuels vers la Tunisie, parce que le maquis devenait intenable. Lui, il n'a pas fui. Des gens ont parfois été liquidés injustement, mais la France, il faut le reconnaître, a essayé d'infiltrer les maquis. Amirouche est un chef ; c'est un être humain, tout comme Belkacem. À la limite, j'en veux à Krim Belkacem d'avoir fait assassiner Abane Ramdane. Car l'ordre est venu de Belkacem. Boussouf n'a été qu'un second couteau. C'est terrible ! Belkacem, au moment de l'exécution d'Abane, était dans la pièce à côté, et Bentobal raconte que Krim aurait pleuré. Si au moins Abane avait été jugé dans un tribunal révolutionnaire ! Ce sont trois bonhommes qui ont décidé de le tuer. À mon sens, et c'est une hypothèse, c'est parce qu'Abane était le plus progressiste. Ils l'ont liquidé d'une façon terrible. Dans ce roman, je fais justement le parallèle entre la liquidation d'Abane Ramdane et celle de Ben M'hidi. Aussaresses raconte qu'une fois qu'il a été exécuté (c'était à Baba Ali), ils l'emmenèrent à l'hôpital Mustapha. Le médecin l'a ausculté et ils ont constaté le décès à l'hôpital. Un ami de Ben M'hidi m'a raconté que la corde a cassé trois fois, alors qu'il était très maigre et très petit. Ça n'a jamais été raconté, même pas par les historiens. Je crois que c'est le premier roman qui met tout ça en bouillie. Je voulais rendre hommage à tous ces gens-là. Par exemple à Maillot qui sans la cargaison énorme qu'il avait amenée dans l'Ouarsenis, peut-être que la révolution algérienne n'aurait pas pu se faire. Dès que ce convoi a été distribué sur toute l'Algérie, Amirouche a remercié le chef de la région de l'Ouarsenis. Mais Maillot n'a même pas une rue à son nom. Yveton a une petite rue, au Clos-Salembier, là où il est né.
Vous lui consacrez une bonne partie dans votre roman d'ailleurs…
Parce que sa mort est exemplaire. Il était innocent. Il n'a pas tué, il n'a jamais tué personne, mais la France voulait en faire un exemple : le premier pied-noir, membre du FLN, exécuté.
Pourquoi avoir opté pour l'avion comme lieu où la machine des souvenirs s'enclenche ?
Pour deux raisons. D'abord parce que l'espace aérien est un espace neutre, et il devait y avoir un règlement de comptes entre ces deux copains. Lorsqu'Omar est descendu du maquis, il a accepté l'histoire (ndlr, un père qui travaille pour la France et un frère membre actif de l'OAS). Puis il a commencé à se rétracter, à changer de position. Je voulais que le règlement de comptes ne se fasse ni chez Omar ni chez le narrateur, mais dans l'espace, parce que l'espace aérien est neutre par définition. La deuxième chose est due au fait que j'ai étudié le grec et qu'il y a chez les Grecs cette notion d'unité d'espace, de temps et de sujet. J'ai fait cela dans l'optique d'avoir un espace et un temps (l'heure de vol). Troisième chose, et c'est franchement par hasard : c'est un copain que je rencontre souvent dans l'avion, donc nous renouons à chaque fois. On se rencontre dans les aéroports. Je me demande s'il ne s'arrangeait pas pour qu'on se rencontre dans l'aéroport, comme dans le roman.
S. K.
Les Figuiers de Barbarie, de Rachid Boudjedra, roman, 204 pages, éditions Barzakh, Algérie, avril 2010, 600 DA.


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