Vingt ans après sa naissance, la presse privée dite indépendante est à la croisée des chemins. Prise en étau par les impératifs de son développement et les salves de critiques, émanant le plus souvent de cercles proches du pouvoir, elle fait face à une situation des plus périlleuses de sa jeune existence. Vingt ans, c'est l'âge des bilans. Aussi, les gens des médias se doivent de faire un état des lieux sans concession de leur profession pour pouvoir pallier les difficultés, internes et externes, qui grèvent son essor. Autrement dit, la presse algérienne est appelée à faire des révisions déchirantes pour pouvoir faire face à l'adversité et sauvegarder ce qui reste des quelques acquis hérités de l'ouverture démocratique post-octobre 88 qui, d'année en année, se rétrécissent comme une peau de chagrin. Aujourd'hui, même le citoyen lambda fait ce constat quelque peu accablant mais bien réel : la presse algérienne a perdu beaucoup de son impertinence et de son ton critique. Résultats des courses : son statut d'exception dans le paysage médiatique arabe qui faisait la fierté des Algériens en a pris un sale coup. La principale cause de cette descente aux enfers de ce fleuron de la démocratie algérienne ? L'hostilité des pouvoirs successifs. Réfractaire à l'idée de l'existence de contre-pouvoirs forts et d'espaces de libertés échappant à son étouffant contrôle, le système politique algérien a, depuis plus d'une dizaine d'années, multiplié attaques et stratagèmes pour mettre au pas une presse pas trop dérangeante même si, à l'occasion et pour soigner un tant soit peu son image de marque aux yeux de l'opinion internationale, il n'hésitait pas à s'en servir comme alibi démocratique. Une “guerre” judiciaire sans merci est menée depuis une quinzaine d'années, contre les journaux indépendants. Les professionnels de la presse en ont vu de toutes les couleurs : convocations incessantes de journalistes et directeurs devant les tribunaux, emprisonnement de certains d'entre eux, amendes excessives, instauration en 2001 d'un code pénal criminalisant le délit de presse, chantage à l'impression et à la publicité, etc. S'il a diminué, ces dernières années, ses attaques frontales contre la corporation, le régime en place ne s'est pas moins employé à réduire l'influence des journaux indépendants en se donnant une démarche certes moins belliqueuse mais très pernicieuse : l'atomisation d'une corporation par l'autorisation de la création en si peu de temps d'un nombre impressionnant de journaux. La scène médiatique algérienne est riche de près d'une centaine de quotidiens généralistes alors que la France, ayant presque le double de la population algérienne, n'en compte pas une dizaine. Appartenant le plus souvent à des personnes gravitant à la périphérie du régime mais n'ayant aucun lien avec la profession, ces titres sont arrosés de publicité institutionnelle quoiqu'ils ne disposent pas de lectorat. Qu'importe, le régime, très peu regardant sur la dépense, sait récompenser, en monnaie sonnante et trébuchante, laudateurs et vassaux. Et cette profusion de titres est souvent présentée, par le même régime, comme signe probant du respect de la liberté de la presse en Algérie. Par ailleurs, sans verser dans l'auto-flagellation, il faut convenir que les critiques visant la presse algérienne, même dictées par la mauvaise foi, ne sont pas toujours infondées. Passons sur le fait que l'anathème n'est, le plus souvent, jeté que sur les journaux les plus influents, passant sous silence les travers de la presse publique et parapublique qui, parfois, sombre carrément dans le déni de réalité. Se sachant dans le viseur, la presse indépendante doit se “carapacer” davantage en s'armant de professionnalisme, seul et efficace bouclier contre l'arbitraire. Elle doit investir davantage dans la formation des journalistes et faire de la qualité du travail journalistique une exigence permanente. Ceci passe bien sûr par la réhabilitation des critères de compétence et d'intégrité au sein des rédactions mais aussi par la dotation du journaliste d'un statut qui le mettra à l'abri de toutes les représailles, politiques ou autres, mais aussi de la précarité sociale qui sévit au sein de la corporation. Aussi, sa dotation de syndicats forts et crédibles qui défendront ses intérêts moraux et matériels est plus qu'une nécessité. Autre chose : pour être plus crédibles, les professionnels sont tenus de relancer le Conseil de l'éthique et de la déontologie pour sévir contre tout écart vis-à-vis des règles du métier. Plus globalement, le monopole des pouvoirs publics sur la publicité institutionnelle ne doit plus être de mise. Les dirigeants des entreprises publiques et privées doivent bénéficier de la liberté de choisir les supports qui porteront leurs réclames publicitaires. Au préalable, il y a lieu de mettre en place un organisme qui veillera au respect des normes en matière de publicité. En parallèle, la corporation doit se doter, à l'instar de la presse marocaine, d'un instrument indépendant – un succédané de l'OJD français – à même de mesurer avec exactitude l'impact et la diffusion de chaque journal. Annonceurs et spécialistes auront ainsi entre les mains des données chiffrées et fiables leur permettant d'avoir une idée précise sur qui pèse quoi. Dit autrement, l'éthique commerciale doit l'emporter sur toute autre considération. En définitive, les professionnels de la presse comme les pouvoirs, chacun à son niveau, sont aujourd'hui sommés de réinventer les canons réglementant l'exercice d'un métier usant et exigeant.