Les lecteurs de Liberté étaient censés avoir le compte rendu de la dernière sortie de Bouteflika en temps réel, mais nos maîtres-censeurs en ont décidé autrement. Aussi, avons-nous concocté un petit “best of” des moments forts de cette visite ; une visite marquée, faut-il le souligner, par une tension rarement égalée entre le pouvoir et la presse libre, et que Bouteflika a éludée avec dédain. La gueule de bois. Franchement, ce lundi 18, on n'a pas trop le cœur à l'ouvrage, et nous sommes encore sonnés par la nouvelle de la suspension de six journaux d'un seul coup. Le régime a donc mis sa menace à exécution, et on se demande ce qu'on peut bien aller faire dans une visite où l'on a un peu l'impression de s'acoquiner avec son bourreau. Nous sommes une cinquantaine de journalistes à nous morfondre sur le tarmac de l'aéroport militaire de Boufarik. L'humour est l'ultime recours pour édulcorer notre amertume. Un confrère à un autre : “Si ça se trouve, nous allons couvrir notre propre crash. La guerre est ouverte. Ouyahia est capable de tout !” Une blague jaune qui en dit long. Des milliards pour la presse. Fait curieux : en pleine guéguerre pouvoir-presse, la présidence continue à choyer les journalistes. C'est de l'autoflagellation ! Le pouvoir est décidément masochiste ! À Annaba, la presse a droit à un hôtel 4 étoiles (Le Mimosa Palace). Et il n'y a pas assez de place. Tout est squatté : chambres simples, chambres doubles, suites et appartements. Il faudra louer d'autres chambres au prix fort à l'hôtel Plazza (Seybouse). Au Mimosa, la dernière chambre ne fait pas moins de 3 200 balles. Outre le “personnel couvrant”, la présidence et la wilaya prennent en charge techniciens, chauffeurs, éléments de la DSPP (direction de la sécurité présidentielle) et tout. Un argent fou, fou, fou ! De quoi éponger toutes les dettes des journaux. Bouteflika a-t-il besoin de tant de publicité ? Un non-événement. C'est ainsi qu'ont qualifié les Annabis la visite de Bouteflika. “La hadath”, comme le résume cet homme d'un certain âge rencontré à la rue Laghezala : “Rahi m'qawda wal hamdou li'Lah. Qu'est-ce que cette visite va apporter à mon quotidien ?” Mouhafadha. Du verbe “hafadha, youhafidhou”, “conserver”. Car, les conservateurs du FLN historique ont bien sûr conservé leur calme tant à Annaba qu'à Skikda, et il n'y a pas eu d'escarmouche devant les dissidents zélateurs du parti. Bien que se trouvant sur le “tracé” même du défilé du Président, nous n'avons pas vu la moindre action de protestation, ni la plus petite banderole qui fasse fausse note au fronton de ces mouhafadhas. Harakat atashih. Littéralement : mouvement de redressement. À Annaba, des appels signés “Harakat atashih” ont été placardés un peu partout, où les pro-Bouteflika invitaient la population à réserver le meilleur accueil possible au locataire d'El-Mouradia. Ispat. Sigle de l'entreprise indienne qui a racheté le complexe sidérurgique d'El-Hadjar. La journée du mardi 19 gardera d'elle le souvenir d'une grosse opération de chita. Autour du Cours de la Révolution, il n'y en avait que pour les slogans de l'Ispat. Aïssa Menadi, SG de la section UGTA de l'entreprise, nous a même avoué qu'il avait affrété 64 bus et quelque 6 000 travailleurs d'El-Hadjar pour les beaux yeux de Bouteflika. À Skikda, ce sont encore les banderoles des comités de soutien au Président qui occupent l'essentiel des espaces. À Berrehal (25 km de Annaba), un comité de fillettes auxquelles on a lavé le cerveau arboraient des banderoles pro-Bouteflika. Une lolita haute comme trois pommes nous surprend par cette tirade : “Benflis charrir !” Un geste “mignon”. Il y a, il faut le dire, quelque chose de fondamentalement… “mignon” dans la façon qu'a Bouteflika de se jeter sur le public, de sauter sur tel enfant qu'une main de gorille vient arracher à son père ou à sa mère pour l'offrir en pâture au bisou électoral du Président-candidat. Emmitouflé dans son costume trois pièces cravate par 40° à l'ombre, avec des gestes primesautiers comme ceux d'un pantin, les bras ouverts se détachant d'un petit corps rondelet, arrondi par un sourire névrotique, il va ainsi, tanguant de rive en rive, distribuant poignées de main et bousboussat, et posant volontiers avec des enfants, lui le papa manqué. Les ministres du Président. C'est, désormais, flagrant : Bouteflika ne prend plus avec lui les ministres FLN récalcitrants ! Et cela s'est superbement vérifié à l'endroit de Attar, ministre pourtant concerné par l'inauguration de projets hydrauliques, et que Bouteflika a royalement évité de prendre dans sa récente sortie. En revanche, les Saïd Barkat, Chakib Khelil, Nouredine Zerhouni, Rachid Harraoubia et compagnie sont ses ombres gardiennes. Bain de houle. Spectaculaire scène dans le quartier Houari-Boumediene de Skikda où Bouteflika était venu inaugurer un ensemble de 360 logements. Le cortège officiel ne s'est pas ébranlé que les portraits de Boutef volaient dans les airs ou se voyaient déchiqueter par des mioches en colère, matés par des flics qui tentaient de les disperser. Des scènes de ce genre se reproduisaient un peu partout, et cela contrastait d'une drôle de manière avec les bains de foule préfabriqués, dopés aux comités de soutien, “saupoudrant” les axes principaux de la parade officielle. L'ombre de Boumaârafi. À Annaba et même à Skikda, l'évocation de Boumaârafi était inévitable. Derrière chaque rideau, on voyait se profiler le spectre de l'assassin de Boudiaf. À la Maison de la culture Aïssat-Idir de Skikda où Bouteflika devait prononcer son discours du 20 août, la salle était dûment scannée et le public trié sur le volet, avec fouille systématique des bagages et des invités. Rachid Maârif, l'austère chef du protocole qui a tout le monde à l'œil, a passé au crible la tribune officielle. Journalistes, officiels : échange de bons procédés. Si les visites officielles ont un mérite, c'est bien d'“humaniser” les hommes politiques et de briser la glace entre eux et la presse. Cela donne souvent lieu à des situations paradoxales quand vous voyez un Saïd Barkat s'épancher devant la journaliste de Sawt El-Ahrar (journal pourtant connu pour être un défenseur acharné de Benflis) ou encore le très posé Dr Mustapha Bouteflika (médecin personnel du Président) donner une accolade au journaliste d'El Khabar. Journalistes et ministres du clan présidentiel échangent volontiers sourires, formules de courtoisie et messes basses coquines, au point de se demander si le microcosme politico-médiatique n'est pas pervers par essence. Un ponte nommé Saïd Bey. Dans le cortège présidentiel, on aura remarqué que dans la Mercedes qui le transporte, Bouteflika ne s'affiche ni avec l'un de ses frères Saïd ou Mustapha, ni avec son ministre de l'Intérieur, ni avec le wali, ni avec Ammar Bouzouar. C'est plutôt avec un général 5 étoiles, en l'occurrence le major Saïd Bey, chef de la Ve Région militaire. Le même Saïd Bey qui s'offusque qu'une journaliste “ose” lui demander le programme de la visite et qui lui fait : “Savez-vous à qui vous parlez ?!” “Saha Saïd !” Ainsi ose un confrère quand, lors d'une halte à Berrehal, le “vice-président de la République”, Son Excellence M. Saïd Bouteflika, est passé en saluant les journalistes. Dans les bains de foule, Saïd et Mustapha se tiennent souvent à l'écart. Et on les voit à longueur de journée échanger des sourires entendus avec leurs amis de la presse, si bien que l'on a peine à croire qu'il s'agit du même Saïd l'intriguant, l'homme aux lunettes noires qui fait la Une des journaux et alimente quotidiennement leurs pages confidentielles. Zerhouni, ministre de bois. La langue de bois a connu comme un regain de santé dans la bouche de notre cher premier policier du pays, Nouredine Yazid Zerhouni. Décidément, l'homme excelle dans l'art de balancer des réponses plates et insipides. Interpellé à plusieurs reprises au sujet des journaux suspendus, il ne se fait point de souci à ce propos, admet-il. “Ces mesures auraient dû être prises depuis longtemps”, lâche-t-il dans un point de presse à Skikda, refusant mordicus de reconnaître le caractère foncièrement politique du contentieux. Au point de sortir un confrère de ses gonds qui lui lance à la figure : “Arrêtez de nous prendre pour des imbéciles Monsieur le Ministre !” Chakib Khelil. Le Monsieur Sonatrach du cortège présidentiel, dans un aparté que nous avons eu avec lui, s'est dit défenseur acharné de la liberté d'expression “pour le principe”. Mais, il n'omet pas de nous lancer : “Vous n'êtes jamais satisfaits de ce qu'on fait. Nous vous avons organisé un club de presse, mais vous déformez toujours mes propos.” Pour Si Chakib, les portes de Sonatrach ont toujours été ouvertes pour les médias. À propos de la loi sur les hydrocarbures, il nous fait : “Dommage que cette loi soit gelée. Il y avait beaucoup de bonnes choses dans ce projet et c'est vous qui l'avez bloqué !” La boutade de Barkat. À l'occasion d'une halte au fil des “tadchinat”, les journalistes ont accroché Saïd Barkat pour une déclaration à propos de la “khalouta” qui règne en ce moment au FLN. Et Barkat de partir de cette boutade : “Nous sommes contre la violence politique, mais nous allons gagner en usant de la violence révolutionnaire.” 1 150 milliards pour Annaba et Skikda. Bouteflika a acheté deux bains de foule pour la coquette somme de 1 150 milliards de centimes (620 pour Annaba et 530 pour Skikda) et il est revenu avec l'espoir d'avoir grimpé de quelques points dans les sondages. “Houdjat el-wadaâ”. Le discours du 20 août était, de l'avis même des observateurs, d'un pathétique à faire pleurer un mort. Voilà donc un Bouteflika qui fait une longue homélie à l'armée, “l'institution qui a sauvé l'Etat républicain”, et qui, cinq minutes après, revient pourtant sur un sujet qui a jeté une brouille crasse entre lui et les généraux éradicateurs, lorsqu'il lance à propos du wiam : “Si mon tort est d'avoir tendu la main aux terroristes, eh bien, sachez-le une fois pour toutes, je suis fier d'avoir épargné au peuple algérien plus d'effusion de sang !” Et puis, l'homme ne manque pas de marteler : “Le peuple est libre de choisir qui il veut, en toute liberté, et je m'y engage !” Après, petite séquence émotion quand il reçoit l'hommage de l'idéologue du parti, Abderrezak Bouhara. On lui aurait même vu une larme perler au bord de ses yeux rieurs. M. B.